– Aussi, monseigneur, puisque mon père se trouve heureux, je n’aurais peut-être pas à me plaindre de Mme Roland; mais son odieuse conduite envers ma mère… mais la part malheureusement trop active qu’elle a prise à mon mariage causent mon aversion pour elle, dit Mme d’Harville après un moment d’hésitation.
Rodolphe la regarda avec surprise.
– M. d’Harville est votre ami, monseigneur, reprit Clémence d’une voix ferme. Je sais la gravité des paroles que je viens de prononcer… Tout à l’heure vous me direz si elles sont justes. Mais je reviens à Mme Roland, établie auprès de moi comme institutrice, malgré son incapacité reconnue. Ma mère eut à ce sujet une explication pénible avec mon père, et lui signifia que, voulant au moins protester contre l’intolérable position de cette femme, elle ne paraîtrait plus désormais à table si Mme Roland ne quittait pas à l’instant la maison. Ma mère était la douceur, la bonté même; mais elle devenait d’une indomptable fermeté lorsqu’il s’agissait de sa dignité personnelle. Mon père fut inflexible, elle tint sa promesse; de ce moment, nous vécûmes complètement retirées dans son appartement. Mon père me témoigna dès lors autant de froideur qu’à ma mère, pendant que Mme Roland faisait presque publiquement les honneurs de notre maison, toujours en qualité de mon institutrice.
– À quelles extrémités une folle passion ne porte-t-elle pas les esprits les plus éminents! Et puis on nous enorgueillit bien plus en nous louant des qualités ou des avantages que nous ne possédons pas ou que nous ne possédons plus, qu’en nous louant de ceux que nous avons. Prouver à un homme de soixante ans qu’il n’en a que trente, c’est l’a b c de la flatterie… et plus une flatterie est grossière, plus elle a de succès… Hélas nous autres princes, nous savons cela.
– On fait à ce sujet tant d’expériences sur vous; monseigneur…
– Sous ce rapport, monsieur votre père a été traité en roi… Mais votre mère devait horriblement souffrir.
– Plus encore pour moi que pour elle, monseigneur, car elle songeait à l’avenir… Sa santé, déjà très-délicate, s’affaiblit encore; elle tomba gravement malade; la fatalité voulut que le médecin de la maison, M. Sorbier, mourût; ma mère avait toute confiance en lui, elle le regretta vivement. Mme Roland avait pour médecin et pour ami un docteur italien d’un grand mérite, disait-elle; mon père, circonvenu, le consulta quelquefois, s’en trouva bien, et le proposa à ma mère, qui le prit, hélas! et ce fut lui qui la soigna pendant sa dernière maladie… (À ces mots, les yeux de Mme d’Harville se remplirent de larmes.) J’ai honte de vous avouer cette faiblesse, monseigneur, ajouta-t-elle, mais, par cela seulement que ce médecin avait été donné à mon père par Mme Roland, il m’inspirait (alors sans aucune raison) un éloignement involontaire; je vis avec une sorte de crainte ma mère lui accorder sa confiance; pourtant, sous le rapport de la science, le docteur Polidori…
– Que dites-vous, madame? s’écria Rodolphe.
– Qu’avez-vous, monseigneur? dit Clémence stupéfaite de l’expression des traits de Rodolphe.
«Mais non, se dit le prince en se parlant à lui-même, je me trompe sans doute… il y a cinq ou six ans de cela, tandis que l’on m’a dit que Polidori n’était à Paris que depuis deux ans environ, caché sous un faux nom… c’est bien lui que j’ai vu hier… ce charlatan Bradamanti… Pourtant… deux médecins de ce nom [29]… quelle singulière rencontre!…»
– Madame, quelques mots sur ce docteur Polidori, dit Rodolphe à Mme d’Harville, qui le regardait avec une surprise croissante; quel âge avait cet Italien?
– Mais cinquante ans environ.
– Et sa figure… sa physionomie?
– Sinistre… Je n’oublierai jamais ses yeux d’un vert clair… son nez recourbé comme le bec d’un aigle.
– C’est lui!… c’est bien lui!… s’écria Rodolphe. Et croyez-vous, madame, que le docteur Polidori habite encore Paris? demanda Rodolphe à Mme d’Harville.
– Je ne sais, monseigneur. Environ un an après le mariage de mon père, il a quitté Paris; une femme de mes amies, dont cet Italien était aussi le médecin à cette époque, Mme de Lucenay…
– La duchesse de Lucenay! s’écria Rodolphe.
– Oui, monseigneur… Pourquoi cet étonnement?
– Permettez-moi de vous en taire la cause… Mais, à cette époque, que vous disait Mme de Lucenay sur cet homme?
– Qu’il lui écrivait souvent, depuis son départ de Paris, des lettres fort spirituelles sur les pays qu’il visitait; car il voyageait beaucoup… Maintenant… je me rappelle qu’il y a un mois environ, demandant à Mme de Lucenay si elle recevait toujours des nouvelles de M. Polidori, elle me répondit d’un air embarrassé que depuis longtemps on n’en entendait plus parler, qu’on ignorait ce qu’il était devenu, que quelques personnes même le croyaient mort.
– C’est singulier, dit Rodolphe, se souvenant de la visite de Mme de Lucenay au charlatan Bradamanti.
– Vous connaissez donc cet homme, monseigneur?
– Oui, malheureusement pour moi… Mais, de grâce, continuez votre récit; plus tard je vous dirai ce que c’est que ce Polidori…
– Comment? Ce médecin…
– Dites plutôt cet homme souillé des crimes les plus odieux.
– Des crimes!… s’écria Mme d’Harville avec effroi; il a commis des crimes, cet homme… l’ami de Mme Roland et le médecin de ma mère! Ma mère est morte entre ses mains après quelques jours de maladie!… Ah! monseigneur, vous m’épouvantez!… vous m’en dites trop ou pas assez!…
– Sans accuser cet homme d’un crime de plus, sans accuser votre belle-mère d’une effroyable complicité, je dis que vous devez peut-être remercier Dieu de ce que votre père, après son mariage avec Mme Roland, n’ait pas eu besoin des soins de Polidori…
– Ô mon Dieu! s’écria Mme d’Harville avec une expression déchirante, mes pressentiments ne me trompaient donc pas!
– Vos pressentiments!
– Oui… tout à l’heure, je vous parlais de l’éloignement que m’inspirait ce médecin, parce qu’il avait été introduit chez nous par Mme Roland; je ne vous ai pas tout dit, monseigneur…
– Comment?
– Je craignais d’accuser un innocent, de trop écouter l’amertume de mes regrets. Mais je vais tout vous dire, monseigneur. La maladie de ma mère durait depuis cinq jours; je l’avais toujours veillée. Un soir j’allai respirer l’air du jardin sur la terrasse de notre maison. Au bout d’un quart d’heure, je rentrai par un long corridor obscur. À la faible clarté d’une lumière qui s’échappait de la porte de l’appartement de Mme Roland, je vis sortir M. Polidori. Cette femme l’accompagnait. J’étais dans l’ombre; ils ne m’apercevaient pas. Mme Roland lui dit à voix très-basse quelques paroles que je ne pus entendre. Le médecin répondit d’un ton plus haut ces seuls mots: «Après-demain.» Et comme Mme Roland lui parlait encore à voix basse, il reprit avec un accent singulier: «Après-demain, vous dis-je, après-demain…»