– À l’exception de quelques rares visites, forcées par des relations de voisinage et d’affaires, nous ne voyions personne; mon père, complètement dominé par sa passion et cédant sans doute aux instances de Mme Roland, quitta au bout de trois mois à peine le deuil de ma mère, sous prétexte que le deuil… se portait dans le cœur… Sa froideur pour moi augmenta de plus en plus, son indifférence allait à ce point qu’il me laissait une liberté incroyable pour une jeune personne de mon âge. Je le voyais à l’heure du déjeuner: il rentrait ensuite chez lui avec Mme Roland, qui lui servait de secrétaire pour sa correspondance d’affaires; puis il sortait avec elle en voiture ou à pied et ne rentrait qu’une heure avant le dîner… Mme Roland faisait une fraîche et charmante toilette; mon père s’habillait avec une recherche étrange à son âge; quelquefois, après dîner, il recevait les gens qu’il ne pouvait s’empêcher de voir; il faisait ensuite, jusqu’à dix heures, une partie de trictrac avec Mme Roland, puis il lui offrait le bras pour la conduire à la chambre de ma mère, lui baisait respectueusement la main et se retirait. Quant à moi, je pouvais disposer de ma journée, monter à cheval suivie d’un domestique, ou faire à ma guise de longues promenades dans les bois qui environnaient le château; quelquefois, accablée de tristesse, je ne parus pas au déjeuner, mon père ne s’en inquiéta même pas…
– Quel singulier oubli!… quel abandon!…
– Ayant plusieurs fois de suite rencontré un de nos voisins dans les bois où je montais ordinairement à cheval, je renonçai à ces promenades et je ne sortis plus du parc.
– Mais quelle était la conduite de cette femme envers vous lorsque vous étiez seule avec elle?
– Ainsi que moi, elle évitait autant que possible ces rencontres. Une seule fois, faisant allusion à quelques paroles dures que je lui avais adressées la veille, elle me dit froidement: «Prenez garde, vous voulez lutter avec moi… vous serez brisée. – Comme ma mère? lui dis-je; il est fâcheux, madame, que M. Polidori ne soit pas là pour vous affirmer que ce sera… après-demain.» Ces mots firent sur Mme Roland une impression profonde qu’elle surmonta bientôt. Maintenant que je sais, grâce à vous, monseigneur, ce que c’est que le docteur Polidori, et de quoi il est capable, l’espèce d’effroi que témoigna Mme Roland en m’entendant lui rappeler ces mystérieuses paroles confirmerait peut-être d’horribles soupçons… Mais non… non, je ne veux pas croire cela… Je serais trop épouvantée en songeant que mon père est à cette heure presque à la merci de cette femme.
– Et que vous répondit-elle lorsque vous lui avez rappelé ces mots de Polidori?
– Elle rougit d’abord; puis, surmontant son émotion, elle me demanda froidement ce que je voulais dire. «Quand vous serez seule, madame, interrogez-vous à ce sujet, vous vous répondrez.» À peu de temps de là eut lieu une scène qui décida pour ainsi dire de mon sort. Parmi un grand nombre de tableaux de famille ornant un salon où nous nous rassemblions le soir, se trouvait le portrait de ma mère. Un jour je m’aperçus de sa disparition. Deux de nos voisins avaient dîné avec nous: l’un d’eux, M. Dorval, notaire du pays, avait toujours témoigné à ma mère la plus profonde vénération. En arrivant dans le salon: «Où est donc le portrait de ma mère? dis-je à mon père. – La vue de ce tableau me causait trop de regrets, me répondit mon père d’un air embarrassé, en me montrant d’un coup d’œil les étrangers témoins de cet entretien. – Et où est ce portrait maintenant, mon père?» Se tournant vers Mme Roland et l’interrogeant du regard avec un mouvement d’impatience: «- Où a-t-on mis le portrait? lui demanda-t-il. – Au garde-meuble, répondit-elle en me jetant cette fois un coup d’œil de défi, croyant que la présence de nos voisins m’empêcherait de lui répondre. – Je conçois, madame, lui dis-je froidement, que le regard de ma mère devait vous peser beaucoup; mais ce n’était pas une raison pour reléguer au grenier le portrait d’une femme qui, lorsque vous étiez misérable, vous a charitablement permis de vivre dans sa maison.»
– Très-bien! s’écria Rodolphe. Ce dédain glacial était écrasant.
«- Mademoiselle! s’écria mon père. – Vous avouerez pourtant, lui dis-je en l’interrompant, qu’une personne qui insulte lâchement à la mémoire d’une femme qui lui a fait l’aumône ne mérite que dédain et aversion.»
«Mon père resta un moment stupéfait: Mme Roland devint pourpre de honte et de colère; les voisins très-embarrassés baissèrent les yeux et gardèrent le silence. «- Mademoiselle, reprit mon père, vous oubliez que madame était l’amie de votre mère; vous oubliez que madame a veillé et veille encore sur votre éducation avec une sollicitude maternelle… vous oubliez enfin que je professe pour elle la plus respectueuse estime… Et puisque vous vous permettez une si inconvenante sortie devant ces messieurs, je vous dirai, moi, que les ingrats et les lâches sont ceux qui, oubliant les soins les plus tendres, osent reprocher une noble infortune à une personne qui mérite l’intérêt et le respect. – Je ne me permettrai pas de discuter cette question avec vous, mon père, dis-je d’une voix soumise. – Peut-être, mademoiselle, serai-je plus heureuse, moi! s’écria Mme Roland, emportée cette fois par la colère au delà des bornes de sa prudence habituelle. Peut-être me ferez-vous la grâce, non de discuter, reprit-elle, mais d’avouer que, loin de devoir la moindre reconnaissance à votre mère, je n’ai à me souvenir que de l’éloignement qu’elle m’a toujours témoigné; car c’est bien contre sa volonté que j’ai… – Ah! madame, lui dis-je, en l’interrompant, par respect pour mon père, par pudeur pour vous-même, dispensez-vous de ces honteuses révélations, vous me feriez regretter de vous avoir exposée à de si humiliants aveux. – Comment! mademoiselle!… s’écria-t-elle presque insensée de colère, vous osez dire… – Je dis, madame, repris-je en l’interrompant encore, je dis que ma mère, en daignant vous permettre de vivre chez elle au lieu de vous en faire chasser selon son droit, a dû vous prouver, par son mépris, que sa tolérance à votre égard lui était imposée.»
– De mieux en mieux, s’écria Rodolphe, c’était une exécution complète. Et cette femme?…
– Mme Roland, par un moyen fort vulgaire, mais fort commode, termina cet entretien; elle s’écria: «Mon Dieu! mon Dieu!» et se trouva mal. Grâce à cet incident, les deux témoins de cette scène sortirent sous le prétexte d’aller chercher des secours; je les imitai, pendant que mon père prodiguait à Mme Roland les soins les plus empressés.
– Quel dut être le courroux de votre père lorsque ensuite vous l’avez revu…
– Il vint chez moi le lendemain matin, et me dit: «Afin qu’à l’avenir des scènes pareilles à celle d’hier ne se renouvellent plus, je vous déclare que, dès que le temps rigoureux de mon deuil et du vôtre sera expiré, j’épouserai Mme Roland. Vous aurez donc désormais à la traiter avec le respect et les égards que mérite… ma femme… Pour des raisons particulières, il est nécessaire que vous vous mariiez avant moi; la fortune de votre mère s’élève à plus d’un million; c’est votre dot. Dès ce jour je m’occuperai activement de vous assurer une union convenable en donnant suite à quelques propositions qui m’ont été faites à votre sujet. La persistance avec laquelle vous attaquez, malgré mes prières, une personne qui m’est si chère me donne la mesure de votre attachement pour moi. Mme Roland dédaigne ces attaques; mais je ne souffrirai pas que de telles inconvenances se renouvellent devant des étrangers dans ma propre maison. Désormais, vous n’entrerez ou ne resterez dans le salon que lorsque Mme Roland ou moi, nous y serons seuls.»