«Après ce dernier entretien, je vécus encore plus isolée. Je ne voyais mon père qu’aux heures de repas, qui se passaient dans un morne silence. Ma vie était si triste que j’attendais avec impatience le moment où mon père me proposerait un mariage quelconque pour accepter. Mme Roland, ayant renoncé à mal parler de ma mère, se vengeait en me faisant souffrir un supplice de tous les instants: elle affectait, pour m’exaspérer, de se servir de mille choses qui avaient appartenu à ma mère: son fauteuil, son métier à tapisserie, les livres de sa bibliothèque particulière, jusqu’à un écran à tablette que j’avais brodé pour elle et au milieu duquel se voyait son chiffre. Cette femme profanait tout…
– Oh! je conçois l’horreur que ces profanations devaient vous causer.
– Et puis l’isolement rend les chagrins plus douloureux encore…
– Et vous n’aviez personne… personne à qui vous confier?
– Personne… Pourtant je reçus une preuve d’intérêt qui me toucha, et qui aurait dû m’éclairer sur l’avenir: un des deux témoins de cette scène où j’avais si durement traité Mme Roland était M. Dorval, vieux et honnête notaire, à qui ma mère avait rendu quelques services en s’intéressant à une de ses pièces. D’après la défense de mon père, je ne descendais jamais au salon lorsque des étrangers s’y trouvaient… je n’avais donc pas revu M. Dorval, lorsque, à ma grande surprise, il vint un jour, d’un air mystérieux, me trouver dans une allée du parc, lieu habituel de ma promenade. «Mademoiselle, me dit-il, je crains d’être surpris par M. le comte; lisez cette lettre, brûlez-la ensuite, il s’agit d’une chose très-importante pour vous.» Et il disparut.
«Dans cette lettre, il me disait qu’il s’agissait de me marier à M. le marquis d’Harville; ce parti semblait convenable de tout point; on me répondait des bonnes qualités de M. d’Harville: il était jeune, fort riche, d’un esprit distingué, d’une figure agréable; et pourtant les familles des deux jeunes personnes que M. d’Harville avait dû épouser successivement avaient brusquement rompu le mariage projeté. Le notaire ne pouvait me dire la raison de cette rupture, mais il croyait de son devoir de m’en prévenir, sans toutefois prétendre que la cause de ces ruptures fût préjudiciable à M. d’Harville. Les deux jeunes personnes dont il s’agissait étaient filles, l’une de M. de Beauregard, pair de France; l’autre, de lord Boltrop. M. Dorval me faisait cette confidence, parce que mon père, très-impatient de conclure mon mariage, ne paraissait pas attacher assez d’importance aux circonstances qu’on me signalait.
– En effet, dit Rodolphe, après quelques moments de réflexion, je me souviens maintenant que votre mari, à une année d’intervalle, me fit successivement part de deux mariages projetés qui, près de se conclure, avaient été brusquement rompus, m’écrivait-il, pour quelques discussions d’intérêt.
Mme d’Harville sourit avec amertume et répondit:
– Vous saurez la vérité tout à l’heure, monseigneur… Après avoir lu la lettre du vieux notaire, je ressentis autant de curiosité que d’inquiétude. Qui était M. d’Harville? Mon père ne m’en avait jamais parlé. J’interrogeais en vain mes souvenirs; je ne me rappelais pas ce nom. Bientôt Mme Roland, à mon grand étonnement, partit pour Paris. Son voyage devait durer huit jours au plus; pourtant mon père ressentit un profond chagrin de cette séparation passagère; son caractère s’aigrit; il redoubla de froideur envers moi. Il lui échappa même de me répondre un jour que je lui demandais comment il se portait: «- Je suis souffrant, et c’est de votre faute. – De ma faute, mon père? – Certes. Vous savez combien je suis habitué à Mme Roland, et cette admirable femme que vous avez outragée fait dans votre seul intérêt ce voyage, qui la retient loin de moi.»
«Cette marque d’intérêt de Mme Roland m’effraya; j’eus vaguement l’instinct qu’il s’agissait de mon mariage. Je vous laisse à penser, monseigneur, la joie de mon père au retour de ma future belle-mère. Le lendemain, il me fit prier de passer chez lui; il était seul avec elle. – J’ai, me dit-il, depuis longtemps songé à votre établissement. Votre deuil finit dans un mois. Demain arrivera ici M. le marquis d’Harville, jeune homme extrêmement distingué, fort riche, et en tout capable d’assurer votre bonheur. Il vous a vue dans le monde; il désire vivement cette union; toutes les affaires d’intérêt sont réglées. Il dépendra donc absolument de vous d’être mariée avant six semaines. Si, au contraire, par un caprice, que je ne veux pas prévoir, vous refusiez ce parti presque inespéré, je me marierais toujours, selon mon intention, dès que le temps de mon deuil serait expiré. Dans ce dernier cas, je dois vous le déclarer… votre présence chez moi ne me serait agréable que si vous me promettiez de témoigner à ma femme la tendresse et le respect qu’elle mérite. – Je vous comprends, mon père. Si je n’épouse pas M. d’Harville, vous vous marierez; et alors, pour vous et pour… madame, il n’y a plus aucun inconvénient à ce que je me retire au Sacré-Cœur. – Aucun», me répondit-il froidement.
– Ah! ce n’est plus de la faiblesse, c’est de la cruauté!… s’écria Rodolphe.
– Savez-vous, monseigneur, ce qui m’a toujours empêchée de garder contre mon père le moindre ressentiment? C’est qu’une sorte de prévision m’avertissait qu’un jour il payerait, hélas! bien cher son aveugle passion pour Mme Roland… Et, Dieu merci, ce jour est encore à venir.
– Et ne lui dites-vous rien de ce que vous avait appris le vieux notaire sur les deux mariages si brusquement rompus par les familles auxquelles M. d’Harville devait s’allier?
– Si, monseigneur… Ce jour-là même je priai mon père de m’accorder un moment d’entretien particulier. «Je n’ai pas de secret pour Mme Roland, vous pouvez parler devant elle», me répondit-il. Je gardai le silence. Il reprit sévèrement: «Encore une fois, je n’ai pas de secret pour Mme Roland… Expliquez-vous donc clairement. – Si vous le permettez, mon père, j’attendrai que vous soyez seul.» Mme Roland se leva brusquement et sortit. «Vous voilà satisfaite… me dit-il. Eh bien! parlez. – Je n’éprouve aucun éloignement pour l’union que vous me proposez, mon père; seulement j’ai appris que M. d’Harville ayant été deux fois sur le point d’épouser… – Bien, bien, reprit-il en m’interrompant; je sais ce que c’est. Ces ruptures ont eu lieu en suite de discussions d’intérêt dans lesquelles d’ailleurs la délicatesse de M. d’Harville a été complètement à couvert. Si vous n’avez pas d’autre objection que celle-là, vous pouvez vous regarder comme mariée… et heureusement mariée, car je ne veux que votre bonheur.»
– Sans doute Mme Roland fut ravie de cette union?
– Ravie? Oui, monseigneur, dit amèrement Clémence. Oh! bien ravie!… car cette union était son œuvre. Elle en avait donné la première idée à mon père… Elle savait la véritable cause de la rupture des deux premiers mariages de M. d’Harville… voilà pourquoi elle tenait tant à me le faire épouser.
– Mais dans quel but?
– Elle voulait se venger de moi en me vouant ainsi à un sort affreux.
– Mais votre père…
– Trompé par Mme Roland, il crut qu’en effet des discussions d’intérêt avaient seules fait manquer les projets de M. d’Harville.