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– Quelle horrible trame!… Mais cette raison mystérieuse?

– Tout à l’heure je vous la dirai, monseigneur. M. d’Harville arriva aux Aubiers; ses manières, son esprit, sa figure me plurent: il avait l’air bon; son caractère était doux, un peu triste. Je remarquai en lui un contraste qui m’étonnait et qui m’agréait à la fois: son esprit était cultivé, sa fortune très-enviable, sa naissance illustre; et pourtant quelquefois sa physionomie, ordinairement énergique et résolue, exprimait une sorte de timidité presque craintive, d’abattement et de défiance de soi, qui me touchait beaucoup. J’aimais aussi à le voir témoigner une bonté charmante à un vieux valet de chambre qui l’avait élevé, et duquel seul il voulait recevoir des soins. Quelque temps après son arrivée, M. d’Harville resta deux jours renfermé chez lui; mon père désira le voir… Le vieux domestique s’y opposa, prétextant que son maître avait une migraine si violente qu’il ne pouvait recevoir absolument personne. Lorsque M. d’Harville reparut, je le trouvai très-pâle, très-changé… Plus tard il éprouvait toujours une sorte d’impatience presque chagrine lorsqu’on lui parlait de cette indisposition passagère… À mesure que je connaissais M. d’Harville, je découvrais en lui des qualités qui m’étaient sympathiques. Il avait tant de raisons d’être heureux que je lui savais gré de sa modestie dans le bonheur… L’époque de notre mariage convenue, il alla toujours au-devant de mes moindres volontés dans nos projets d’avenir. Si quelquefois je lui demandais la cause de sa mélancolie, il me parlait de sa mère, de son père, qui eussent été fiers et ravis de le voir marié selon son cœur et son goût. J’aurais eu mauvaise grâce à ne pas admettre des raisons si flatteuses pour moi… M. d’Harville devina les rapports dans lesquels j’avais d’abord vécu avec Mme Roland et avec mon père, quoique celui-ci, heureux de mon mariage, qui hâtait le sien, fût redevenu pour moi d’une grande tendresse. Dans plusieurs entretiens, M. d’Harville me fit sentir avec beaucoup de tact et de réserve qu’il m’aimait peut-être encore davantage en raison de mes chagrins passés… Je crus devoir, à ce sujet, le prévenir que mon père songeait à se remarier; et comme je lui parlais du changement que cette union apporterait dans ma fortune, il ne me laissa pas achever et fit preuve du plus noble désintéressement; les familles auxquelles il avait été sur le point de s’allier devaient être bien sordides, pensai-je alors, pour avoir eu de graves difficultés d’intérêt avec lui.

– Le voilà bien tel que je l’ai toujours connu, dit Rodolphe, rempli de cœur, de dévouement, de délicatesse… Mais ne lui avez-vous jamais parlé de ces deux mariages rompus?

– Je vous l’avoue, monseigneur, le voyant si loyal, si bon, plusieurs fois cette question me vint aux lèvres… mais bientôt, de crainte même de blesser cette loyauté, cette bonté, je n’osai aborder un tel sujet. Plus le jour fixé pour notre mariage approchait, plus M. d’Harville se disait heureux… Cependant deux ou trois fois je le vis accablé d’une morne tristesse… Un jour, entre autres, il attacha sur moi ses yeux, où roulait une larme: il semblait oppressé, on eût dit qu’il voulait et qu’il n’osait me confier un secret important… Le souvenir de la rupture de ces deux mariages me revint à la pensée… Je l’avoue, j’eus peur… Un secret pressentiment m’avertit qu’il s’agissait peut-être du malheur de ma vie entière… mais j’étais si torturée chez mon père que je surmontai mes craintes…

– Et M. d’Harville ne vous confia rien?

– Rien… Quand je lui demandais la cause de sa mélancolie, il me répondait: «Pardonnez-moi, mais j’ai le bonheur triste…» Ces mots, prononcés d’une voix touchante, me rassurèrent un peu… Et puis, comment oser… à ce moment même, où ses yeux étaient baignés de larmes, lui témoigner une défiance outrageante à propos du passé?

«Les témoins de M. d’Harville, M. de Lucenay et M. de Saint-Remy, arrivèrent aux Aubiers quelques jours avant mon mariage; mes plus proches parents y furent seuls invités. Nous devions, aussitôt après la messe, partir pour Paris… Je n’éprouvais pas d’amour pour M. d’Harville, mais je ressentais pour lui de l’intérêt: son caractère m’inspirait de l’estime. Sans les événements qui suivirent cette fatale union, un sentiment plus tendre m’aurait sans doute attachée à lui. Nous fûmes mariés.

À ces mots, Mme d’Harville pâlit légèrement, sa résolution parut l’abandonner. Puis elle reprit:

– Aussitôt après mon mariage, mon père me serra tendrement dans ses bras. Mme Roland aussi m’embrassa, je ne pouvais devant tout le monde me dérober à cette nouvelle hypocrisie; de sa main sèche et blanche elle me serra la main à me faire mal et me dit à l’oreille d’une voix doucereusement perfide ces paroles que je n’oublierai jamais: «Songez quelquefois à moi au milieu de votre bonheur, car c’est moi qui fais votre mariage.» Hélas! j’étais loin de comprendre alors le véritable sens de ses paroles. Notre mariage avait eu lieu à onze heures; aussitôt après nous montâmes en voiture… suivis d’une femme à moi et du vieux valet de chambre de M. d’Harville; nous voyagions si rapidement que nous devions être à Paris avant dix heures du soir.

«J’aurais été étonnée du silence et de la mélancolie de M. d’Harville, si je n’avais su qu’il avait, comme il disait, le bonheur triste. J’étais moi-même péniblement émue, je revenais à Paris pour la première fois depuis la mort de ma mère; et puis, quoique je n’eusse guère de raison de regretter la maison paternelle, j’y étais chez moi… et je la quittais pour une maison où tout me serait nouveau, inconnu; où j’allais arriver seule avec mon mari, que je connaissais à peine depuis six semaines, et qui la veille encore ne m’eût pas dit un mot qui ne fût empreint d’une formalité respectueuse. Peut-être ne tient-on pas assez compte de la crainte que nous cause ce brusque changement de ton et de manières auquel les hommes bien élevés sont même sujets dès que nous leur appartenons… On ne songe pas que la jeune femme ne peut en quelques heures oublier sa timidité, ses scrupules de jeune fille.

– Rien ne m’a toujours paru plus barbare et plus sauvage que cette coutume d’emporter brutalement une jeune femme comme une proie, tandis que le mariage ne devrait être que la consécration du droit d’employer toutes les ressources de l’amour, toutes les séductions de la tendresse passionnée pour se faire aimer.

– Vous comprenez alors, monseigneur, le brisement de cœur et la vague frayeur avec lesquels je revenais à Paris, dans cette ville où ma mère était morte il y avait un an à peine. Nous arrivons à l’hôtel d’Harville.

L’émotion de la jeune femme redoubla, ses joues se couvrirent d’une rougeur brûlante, et elle ajouta d’une voix déchirante:

– Il faut pourtant que vous sachiez tout… sans cela… je vous paraîtrais trop méprisable… Eh bien!… reprit-elle avec une résolution désespérée, on me conduisit dans l’appartement qui m’était destiné… on m’y laissa seule… M. d’Harville vint m’y rejoindre… Malgré ses protestations de tendresse, je me mourais d’effroi… les sanglots me suffoquaient… j’étais à lui… il fallut me résigner… Mais bientôt mon mari, poussant un cri terrible, me saisit le bras à me le briser… je veux en vain me délivrer de cette étreinte de fer… implorer sa pitié… il ne m’entend plus… son visage est contracté par d’effrayantes convulsions… ses yeux roulent dans leurs orbites avec une rapidité qui me fascine… sa bouche contournée est remplie d’une écume sanglante… sa main m’étreint toujours… Je fais un effort désespéré… ses doigts roidis abandonnent enfin mon bras… et je m’évanouis au moment où M. d’Harville se débat dans le paroxysme de cette horrible attaque… Voilà ma nuit de noces, monseigneur… Voilà la vengeance de Mme Roland!…