– Madame… de la pitié au moins…
– De la pitié!… Savez-vous qui la mérite, ma pitié? c’est ma fille… Pauvre victime de cette odieuse union, que de nuits, que de jours j’ai passés près d’elle! que de larmes amères m’ont arrachées ses douleurs!…
– Mais son père… souffrait des mêmes douleurs imméritées!
– Mais c’est son père qui l’a condamnée à une enfance maladive, à une jeunesse flétrie, et, si elle vit, à une vie d’isolement et de chagrins: car elle ne se mariera pas. Oh! non, je l’aime trop pour l’exposer un jour à pleurer sur son enfant fatalement frappé, comme je pleure sur elle… J’ai trop souffert de cette trahison pour me rendre coupable ou complice d’une trahison pareille!
– Oh! vous aviez raison… la vengeance de votre belle-mère est horrible… Patience… Peut-être, à votre tour, serez-vous vengée…, dit Rodolphe après un moment de réflexion.
– Que voulez-vous dire, monseigneur? lui demanda Clémence étonnée de l’inflexion de sa voix.
– J’ai presque toujours eu… le bonheur de voir punir, oh! cruellement punir les méchants que je connaissais, ajouta-t-il avec un accent qui fit tressaillir Clémence. Mais, le lendemain de cette malheureuse nuit, que vous dit votre mari?
– Il m’avoua, avec une étrange naïveté, que les familles auxquelles il devait s’allier avaient découvert le secret de sa maladie et rompu les unions projetées… Ainsi, après avoir été repoussé deux fois… il a encore… oh! cela est infâme!… Et voilà pourtant ce qu’on appelle dans le monde un gentilhomme de cœur et d’honneur!
– Vous toujours si bonne, vous êtes cruelle!…
– Je suis cruelle, parce que j’ai été indignement trompée. M. d’Harville me savait bonne; que ne s’adressait-il loyalement à ma bonté, en me disant toute la vérité!
– Vous l’eussiez refusé…
– Ce mot le condamne, monseigneur; sa conduite était une trahison indigne s’il avait cette crainte.
– Mais il vous aimait!
– S’il m’aimait, devait-il me sacrifier à son égoïsme?… Mon Dieu! j’étais si tourmentée, j’avais tant de hâte de quitter la maison de mon père, que, s’il eût été franc, peut-être m’aurait-il touchée, émue par le tableau de l’espèce de réprobation dont il était frappé, de l’isolement auquel le vouait un sort affreux et fatal… Oui, le voyant à la fois si loyal, si malheureux, peut-être n’aurais-je pas eu le courage de le refuser; et, si j’avais pris ainsi l’engagement sacré de subir les conséquences de mon dévouement, j’aurais vaillamment tenu ma promesse. Mais vouloir forcer mon intérêt et ma pitié en me mettant d’abord dans sa dépendance; mais exiger cet intérêt, cette pitié, au nom de mes devoirs de femme, lui qui a trahi ses devoirs d’honnête homme, c’est à la fois une folie et une lâcheté!… Maintenant, monseigneur, jugez de ma vie! jugez de mes cruelles déceptions! J’avais foi dans la loyauté de M. d’Harville, et il m’a indignement trompée… Sa mélancolie douce et timide m’avait intéressée; et cette mélancolie, qu’il disait causée par de pieux souvenirs, n’était que la conscience de son incurable infirmité…
– Mais enfin, vous fût-il étranger, ennemi, la vue de ses souffrances doit vous apitoyer: votre cœur est noble et généreux!
– Mais, puis-je les calmer, ces souffrances? Si encore ma voix était entendue, si un regard reconnaissant répondait à mon regard attendri!… Mais non… Oh! vous ne savez pas, monseigneur, ce qu’il y a d’affreux dans ces crises où l’homme se débat dans une furie sauvage, ne voit rien, n’entend rien, ne sent rien, et ne sort de cette frénésie que pour tomber dans une sorte d’accablement farouche. Quand ma fille succombe à une de ces attaques, je ne puis que me désoler; mon cœur se déchire, je baise en pleurant ces pauvres petits bras roidis par les convulsions qui la tuent… Mais c’est ma fille… c’est ma fille!… et quand je la vois souffrir ainsi, je maudis mille fois plus encore son père. Si les douleurs de mon enfant se calment, mon irritation contre mon mari se calme aussi; alors… oui, alors je le plains, parce que je suis bonne; à mon aversion succède un sentiment de pitié douloureuse… Mais enfin, me suis-je mariée à dix-sept ans pour n’éprouver jamais que ces alternatives de haine et de commisération pénible, pour pleurer sur un malheureux enfant que je ne conserverai peut-être pas? Et à propos de ma fille, monseigneur, permettez-moi d’aller au-devant d’un reproche que je mérite sans doute, et que peut-être vous n’osez pas me faire. Elle est si intéressante qu’elle aurait dû suffire à occuper mon cœur, car je l’aime passionnément; mais cette affection navrante est mêlée de tant d’amertumes présentes, de tant de craintes pour l’avenir, que ma tendresse pour ma fille se résout toujours par des larmes. Auprès d’elle, mon cœur est continuellement brisé, torturé, désespéré; car je suis impuissante à conjurer ses maux, que l’on dit incurables. Eh bien! pour sortir de cette atmosphère accablante et sinistre, j’avais rêvé un attachement dans la douceur duquel je me serais réfugiée, reposée… Hélas! je me suis abusée, indignement abusée, je l’avoue, et je retombe dans l’existence douloureuse que mon mari m’a faite. Dites, monseigneur, était-ce cette vie que j’avais le droit d’attendre? Suis-je donc seule coupable des torts que M. d’Harville voulait ce matin me faire payer de ma vie? Ces torts sont grands, je le sais, d’autant plus grands que j’ai à rougir de mon choix. Heureusement pour moi, monseigneur, ce que vous avez surpris de l’entretien de la comtesse Sarah et de son frère au sujet de M. Charles Robert m’épargnera la honte de ce nouvel aveu… Mais j’espère au moins que maintenant je vous semble mériter autant de pitié que de blâme, et que vous voudrez bien me conseiller dans la cruelle position où je me trouve.
– Je ne puis vous exprimer, madame, combien votre récit m’a ému; depuis la mort de votre mère jusqu’à la naissance de votre fille, que de chagrins dévorés, que de tristesses cachées!… Vous si brillante, si admirée, si enviée!…
– Oh! croyez-moi, monseigneur, lorsqu’on souffre de certains malheurs, il est affreux de s’entendre dire: «Est-elle heureuse!…»
– N’est-ce pas, rien n’est plus puéril? Eh bien vous n’êtes pas seule à souffrir de ce cruel contraste entre ce qui est et ce qui paraît.
– Comment, monseigneur?
– Aux yeux de tous, votre mari doit sembler encore plus heureux que vous, puisqu’il vous possède… Et pourtant, n’est-il pas aussi bien à plaindre? Est-il au monde une vie plus atroce que la sienne? Ses torts envers vous sont grands… Mais il en est affreusement puni! Il vous aime comme vous méritez d’être aimée… et il sait que vous ne pouvez avoir pour lui qu’un insurmontable éloignement… Dans sa fille souffrante, maladive, il voit un reproche incessant. Ce n’est pas tout, la jalousie vient encore le torturer…
– Et que puis-je à cela, monseigneur? ne pas lui donner le droit d’être jaloux? soit. Mais parce que mon cœur n’appartiendra à personne, lui appartiendra-t-il davantage? Il sait que non. Depuis l’affreuse scène que je vous ai racontée, nous vivons séparés; mais, aux yeux du monde, j’ai pour lui les égards que les convenances commandent… et je n’ai dit à personne, si ce n’est à vous, monseigneur, un mot de ce fatal secret.