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N’est-il pas enfin noble, consolant, de songer que ce n’est pas la force, que ce n’est pas la terreur, mais le bon sens moral qui seul contient ce redoutable océan populaire dont le débordement pourrait engloutir la société tout entière, se jouant de ses lois de sa puissance, comme la mer en furie se joue des digues et des remparts!

Ne sympathise-t-on pas alors de toutes les forces de son âme et de son esprit avec ces généreuses intelligences qui demandent un peu de place au soleil pour tant d’infortune, tant de courage, tant de résignation!

Revenons à ce spécimen, hélas! trop réel, d’épouvantable misère que nous essaierons de peindre dans son effrayante nudité.

Le lapidaire ne possède plus qu’un mince matelas et un morceau de couverture dévolus à la grand’mère idiote, qui, dans son stupide et farouche égoïsme, ne voulait partager son grabat avec personne.

Au commencement de l’hiver, elle était devenue furieuse et avait presque étouffé le plus jeune des enfants qu’on avait voulu placer à côté d’elle, une petite fille de quatre ans, depuis quelque temps phtisique, et qui souffrait trop du froid dans la paillasse où elle couchait avec ses frères et sœurs.

Tout à l’heure nous expliquerons ce mode de couchage, fréquemment usité chez les pauvres. Auprès d’eux, les animaux sont traités en sybarites: on change leur litière.

Tel est le tableau complet que présente la mansarde de l’artisan, lorsque l’œil perce la pénombre où viennent mourir les faibles lueurs de la chandelle.

Le long du mur d’appui, moins humide que les autres cloisons, est placé sur le carreau le matelas où repose la vieille idiote.

Comme elle ne peut rien supporter sur sa tête, ses cheveux blancs, coupés très-ras, dessinent la forme de son crâne, au front aplati; ses épais sourcils gris ombragent ses orbites profondes où luit un regard d’un éclat sauvage, ses joues caves, livides, plissées de mille rides, se collent à ses pommettes et aux angles saillants de sa mâchoire; couchée sur le côté, repliée sur elle-même, son menton touchant presque ses genoux, elle tremble sous une couverture de laine grise, trop petite pour l’envelopper entièrement, et qui laisse apercevoir ses jambes décharnées et le bas d’un vieux jupon en lambeaux dont elle est vêtue. Ce grabat exhale une odeur fétide.

À peu de distance du chevet de la grand’mère s’étend aussi, parallèlement au mur, la paillasse qui sert de lit aux cinq enfants.

Et voici comment:

On a fait une incision à chaque bout de la toile dans le sens de sa longueur, puis on a glissé les enfants dans une paille humide et nauséabonde; la toile d’enveloppe leur sert ainsi de drap et de couverture.

Deux petites filles, dont l’une est gravement malade, grelottent d’un côté, trois petits garçons de l’autre.

Ceux-ci et celles-là couchés tout vêtus, si quelques misérables haillons peuvent s’appeler vêtements.

D’épaisses chevelures blondes, ternes, emmêlées, hérissées, que leur mère laisse croître parce que cela les garantit toujours un peu du froid, couvrent à demi leurs figures pâles, étiolées, souffrantes. L’un des garçons, de ses doigts roidis, tire à soi jusqu’à son menton l’enveloppe de sa paillasse pour se mieux couvrir; l’autre, de crainte d’exposer ses mains au froid, tient la toile entre ses dents qui se choquent; le troisième se serre contre ses deux frères.

La seconde des deux filles, minée par la phtisie, appuie languissamment sa pauvre petite figure, déjà d’une lividité bleuâtre et morbide, sur la poitrine glacée de sa sœur, âgée de cinq ans, qui tâche en vain de la réchauffer entre ses bras et la veille avec une sollicitude inquiète.

Sur une autre paillasse, placée au fond du taudis et en retour de celle des enfants, la femme de l’artisan est étendue gisante, épuisée par une fièvre lente et par une infirmité douloureuse qui ne lui permet pas de se lever depuis plusieurs mois.

Madeleine Morel a trente-six ans. Un vieux mouchoir de cotonnade bleue, serré autour de son front déprimé, fait ressortir davantage encore la pâleur bilieuse de son visage osseux. Un cercle brun cerne ses yeux caves, éteints; des gerçures saignantes fendent ses lèvres blafardes.

Sa physionomie chagrine, abattue, ses traits insignifiants, décèlent un de ces caractères doux, mais sans ressort, sans énergie, qui ne luttent pas contre la mauvaise fortune, mais qui se courbent, s’affaissent et se lamentent.

Faible, inerte, bornée, elle était restée honnête parce que son mari était honnête; livrée à elle-même, le malheur aurait pu la dépraver et la pousser au mal. Elle aimait ses enfants, son mari; mais elle n’avait ni le courage ni la force de retenir ses plaintes amères sur leur commune infortune. Souvent le lapidaire, dont le labeur opiniâtre soutenait seul cette famille, était forcé d’interrompre son travail pour venir consoler, apaiser la pauvre valétudinaire.

Par-dessus un méchant drap de grosse toile bise trouée qui recouvrait sa femme, Morel, pour la réchauffer, avait étendu quelques hardes si vieilles, si rapetassées, que le prêteur sur gages n’avait pas voulu les prendre.

Un fourneau, un poêlon et une marmite de terre égueulée, deux ou trois tasses fêlées éparses çà et là sur le carreau, un baquet, une planche à savonner et une grande cruche de grès placée sous l’angle du toit, près de la porte disjointe, que le vent ébranle à chaque instant, voilà ce que possède cette famille.

Ce tableau désolant est éclairé par la chandelle, dont la flamme, agitée par la bise qui siffle à travers les interstices des tuiles, jette tantôt sur ces misères ses lueurs pâles et vacillantes, tantôt fait scintiller de mille feux, pétiller de mille étincelles prismatiques l’éblouissant fouillis de diamants et de rubis exposés sur l’établi où sommeille le lapidaire.

Par un mouvement d’attention machinal, les yeux de ces infortunés, tous silencieux, tous éveillés, depuis l’aïeule jusqu’au plus petit enfant, s’attachaient instinctivement sur le lapidaire, leur seul espoir, leur seule ressource.

Dans leur naïf égoïsme, ils s’inquiétaient de le voir inactif et affaissé sous le poids du travail.

La mère songeait à ses enfants.

Les enfants songeaient à eux.

L’idiote paraissait ne songer à rien.

Pourtant tout à coup elle se dressa sur son séant, croisa sur sa poitrine de squelette ses longs bras secs et jaunes comme du buis, regarda la lumière en clignotant, puis se leva lentement, entraînant après elle, comme un suaire, son lambeau de couverture.

Elle était de très-grande taille, sa tête rasée paraissait démesurément petite, un mouvement spasmodique agitait sa lèvre inférieure, épaisse et pendante: ce masque hideux offrait le type d’un hébétement farouche.

L’idiote s’avança sournoisement près de l’établi, comme un enfant qui va commettre un méfait.

Quand elle fut à la portée de la chandelle, elle approcha de la flamme ses deux mains tremblantes; leur maigreur était telle que la lumière qu’elles abritaient leur donnait une sorte de transparence livide.

Madeleine Morel suivait de son grabat les moindres mouvements de la vieille; celle-ci, en continuant de se réchauffer à la flamme de la chandelle, baissait la tête et considérait avec une curiosité imbécile le chatoiement des rubis et des diamants qui scintillaient sur la table.