Absorbée par cette contemplation, l’idiote ne maintint pas ses mains à une distance suffisante de la flamme, elle se brûla et poussa un cri rauque.
À ce bruit, Morel se réveilla en sursaut et releva vivement la tête.
Il avait quarante ans, une physionomie ouverte, intelligente et douce, mais flétrie, mais creusée par la misère; une barbe grise de plusieurs semaines couvrait le bas de son visage couturé par la petite vérole; des rides précoces sillonnaient son front déjà chauve; ses paupières enflammées étaient rougies par l’abus des veilles.
Un de ces phénomènes fréquents chez les ouvriers d’une constitution débile, et voués à un travail sédentaire qui les contraint à demeurer tout le jour dans une position presque invariable, avait déformé sa taille chétive. Continuellement forcé de se tenir courbé sur son établi et de se pencher du côté droit, afin de mettre sa meule en mouvement, le lapidaire, pour ainsi dire, pétrifié, ossifié dans cette position qu’il gardait douze à quinze heures par jour, s’était voûté et déjeté tout d’un côté.
Puis son bras droit, incessamment exercé par le pénible maniement de la meule, avait acquis un développement musculaire considérable, tandis que le bras et la main gauches, toujours inertes et appuyés sur l’établi pour présenter les facettes des diamants à l’action de la meule, étaient réduits à un état de maigreur et de marasme effrayant; les jambes grêles, presque annihilées par le manque complet d’exercice, pouvaient à peine soutenir ce corps épuisé, dont toute la substance, toute la vitalité, toute la force semblaient s’être concentrées dans la seule partie que le travail exerce continuellement.
Et, comme disait Morel avec une poignante résignation:
– C’est moins pour moi que je tiens à manger que pour renforcer le bras qui tourne la meule.
Réveillé en sursaut, le lapidaire se trouva face à face avec l’idiote.
– Qu’avez-vous? Que voulez-vous, la mère? lui dit Morel; puis il ajouta d’une voix plus basse, craignant d’éveiller sa famille qu’il croyait endormie: Allez vous coucher, la mère. Ne faites pas de bruit, Madeleine et les enfants dorment.
– Je ne dors pas, je tâche de réchauffer Adèle, dit l’aînée des petites filles.
– J’ai trop faim pour dormir, reprit un des garçons; ça n’était pas mon tour d’aller souper hier comme mes frères chez Mlle Rigolette.
– Pauvres enfants! dit Morel avec accablement, je croyais que vous dormiez, au moins.
– J’avais peur de t’éveiller, Morel, dit la femme; sans cela, je t’aurais demandé de l’eau; j’ai bien soif, je suis dans mon accès de fièvre.
– Tout de suite, répondit l’ouvrier; seulement il faut que je fasse d’abord recoucher ta mère. Voyons, laissez donc mes pierres tranquilles, dit-il à la vieille qui voulait s’emparer d’un gros rubis dont le scintillement fixait son attention. Allez donc vous coucher, la mère! répéta-t-il.
– Ça, ça, répondit l’idiote en montrant la pierre précieuse qu’elle convoitait.
– Nous allons nous fâcher, dit Morel en grossissant sa voix, pour effrayer sa belle-mère dont il repoussa doucement la main.
– Mon Dieu! mon Dieu! Morel, que j’ai donc soif, murmura Madeleine. Viens donc me donner à boire!
– Mais comment veux-tu que je fasse, aussi? Je ne puis pas laisser ta mère toucher à mes pierres, pour qu’elle me perde encore un diamant, comme il y a un an; et Dieu sait… Dieu sait ce qu’il nous coûte, ce diamant, et ce qu’il nous coûtera peut-être encore.
Et le lapidaire porta sa main à son front d’un air sombre; puis il ajouta, en s’adressant à un de ses enfants:
– Félix, va donner à boire à ta mère, puisque tu ne dors pas.
– Non, non, j’attendrai, il va prendre froid, reprit Madeleine.
– Je n’aurai pas plus froid dehors que dans la paillasse, dit l’enfant en se levant.
– À çà, voyons, allez-vous finir! s’écria Morel d’une voix menaçante pour chasser l’idiote, qui ne voulait pas s’éloigner de l’établi et s’obstinait à s’emparer d’une des pierres.
– Maman, l’eau de la cruche est gelée, cria Félix.
– Casse la glace alors, dit Madeleine.
– Elle est trop épaisse, je ne peux pas.
– Morel, casse donc la glace de la cruche, dit Madeleine d’une voix dolente et impatiente; puisque je n’ai pas autre chose à boire que de l’eau, que j’en puisse boire au moins. Tu me laisses mourir de soif.
– Oh! mon Dieu! mon Dieu! quelle patience! Mais comment veux-tu que je fasse? J’ai ta mère sur les bras, s’écria le malheureux lapidaire.
Il ne pouvait parvenir à se débarrasser de l’idiote, qui, commençant à s’irriter de la résistance qu’elle rencontrait, faisait entendre une sorte de grondement courroucé.
– Appelle-la donc, dit Morel à sa femme; elle t’écoute quelquefois, toi.
– Ma mère, allez vous coucher; si vous êtes sage, je vous donnerai du café que vous aimez bien.
– Ça, ça, reprit l’idiote en cherchant cette fois à s’emparer violemment du rubis qu’elle convoitait.
Morel la repoussa avec ménagement, mais en vain.
– Mon Dieu! tu sais bien que tu n’en finiras pas avec elle, si tu ne lui fais pas peur avec le fouet, s’écria Madeleine; il n’y a que ce moyen-là de la faire rester tranquille.
– Il le faut bien; mais, quoiqu’elle soit folle, menacer une vieille femme de coups de fouet, ça me répugne toujours, dit Morel.
Puis, s’adressant à la vieille qui tâchait de le mordre, et qu’il contenait d’une main, il s’écria de sa voix la plus terrible:
– Gare au fouet! si vous n’allez pas vous coucher tout de suite!
Ces menaces furent encore vaines.
Il prit le fouet sous son établi, le fit claquer violemment et en menaça l’idiote, lui disant:
– Couchez-vous tout de suite, couchez-vous!
Au bruit retentissant du fouet, la vieille s’éloigna d’abord brusquement de l’établi, puis s’arrêta, gronda entre ses dents et jeta des regards irrités sur son gendre.
– Au lit! Au lit! répéta celui-ci en s’avançant et en faisant de nouveau claquer son fouet.
Alors l’idiote regagna lentement sa couche à reculons, en montrant le poing au lapidaire.
Celui-ci, désirant terminer cette scène cruelle pour aller donner à boire à sa femme, s’avança très-près de l’idiote, fit une dernière fois brusquement résonner son fouet, sans la toucher néanmoins, et répéta d’une voix menaçante:
– Au lit, tout de suite!
La vieille, dans son effroi, se mit à pousser des hurlements affreux, se jeta sur sa couche et s’y blottit comme un chien dans son chenil, sans cesser de hurler.
Les enfants épouvantés, croyant que leur père avait frappé la vieille, lui crièrent en pleurant:
– Ne bats pas grand’mère, ne la bats pas!
Il est impossible de rendre l’effet sinistre de cette scène nocturne, accompagnée des cris suppliants des enfants, des hurlements furieux de l’idiote et des plaintes douloureuses de la femme du lapidaire.
XIX La dette
Morel le lapidaire avait souvent assisté à des scènes aussi tristes que celles que nous venons de raconter; pourtant il s’écria, dans un accès de désespoir, en jetant son fouet sur son établi: