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– Oh! Quelle vie! quelle vie!

– Est-ce ma faute, à moi, si ma mère est idiote? dit Madeleine en pleurant.

– Est-ce la mienne? dit Morel. Qu’est-ce que je demande? de me tuer de travail pour vous tous. Jour et nuit je suis à l’ouvrage; je ne me plains pas, tant que j’en aurai la force, j’irai; mais je ne peux pas non plus faire mon état et être en même temps gardien de fou, de malade et d’enfants! Non, le ciel n’est pas juste à la fin! Non, il n’est pas juste! C’est trop de misère pour un seul homme! dit le lapidaire avec un accent déchirant.

Et, accablé, il retomba sur son escabeau, la tête cachée dans ses mains.

– Puisqu’on n’a pas voulu prendre ma mère à l’hospice, parce qu’elle n’était pas assez folle, qu’est-ce que tu veux que j’y fasse, moi, là? dit Madeleine de sa voix traînante, dolente et plaintive. Quand tu te tourmenteras de ce que tu ne peux pas empêcher, à quoi ça t’avancera-t-il?

– À rien, dit l’artisan; et il essuya ses yeux qu’une larme avait mouillés; à rien… tu as raison. Mais quand tout vous accable, on n’est quelquefois pas maître de soi.

– Oh! mon Dieu, mon Dieu! que j’ai soif! Je frissonne, et la fièvre me brûle, dit Madeleine.

– Attends, je vais te donner à boire.

Morel alla prendre la cruche sous le toit. Après avoir difficilement brisé la glace qui recouvrait l’eau, il remplit une tasse de ce liquide gelé et s’approcha du grabat de sa femme, qui étendait vers lui ses mains impatientes.

Mais, après un moment de réflexion, il lui dit:

– Non, ça serait trop froid; dans un accès de fièvre, ça te ferait du mal.

– Ça me fera du mal? Tant mieux, donne vite alors, reprit Madeleine avec amertume; ça sera plus tôt fini, ça te débarrassera de moi, tu n’auras plus qu’à être gardien de fou et d’enfants. La malade sera de moins.

– Pourquoi me parler comme cela, Madeleine? je ne le mérite pas, dit tristement Morel. Tiens, ne me fais pas de chagrin, c’est tout juste s’il me reste assez de raison et de force pour travailler; je n’ai pas la tête bien solide, elle n’y résisterait pas; et alors qu’est-ce que vous deviendriez tous? C’est pour vous que je parle; s’il ne s’agissait que de moi, je ne m’embarrasserais guère de demain. Dieu merci! la rivière coule pour tout le monde.

– Pauvre Morel! dit Madeleine attendrie; c’est vrai, j’ai eu tort de te dire d’un air fâché que je voudrais te débarrasser de moi. Ne m’en veux pas, mon intention était bonne; oui, car enfin je vous suis inutile à toi et à nos enfants. Depuis seize mois que je suis alitée… Oh! mon Dieu! que j’ai soif! Je t’en prie, donne-moi à boire.

– Tout à l’heure; je tâche de réchauffer la tasse entre mes mains.

– Es-tu bon! Et moi qui te dis des choses dures, encore!

– Pauvre femme, tu souffres! Ça aigrit le caractère. Dis-moi tout ce que tu voudras, mais ne me dis pas que tu voudrais me débarrasser de toi.

– Mais à quoi te suis-je bonne?

– À quoi nous sont bons nos enfants?

– À te surcharger de travail.

– Sans doute! aussi, grâce à vous autres, je trouve la force d’être à l’ouvrage quelquefois vingt heures par jour, à ce point que j’en suis devenu difforme et estropié. Est-ce que tu crois que sans cela je ferais pour l’amour de moi tout seul le métier que je fais? Oh! non, la vie n’est pas assez belle, j’en finirais avec elle.

– C’est comme moi, reprit Madeleine; sans les enfants, il y a longtemps que je t’aurais dit: «Morel, tu en as assez, moi aussi; le temps d’allumer un réchaud de charbon, on se moque de la misère…» Mais ces enfants… ces enfants…

– Tu vois donc bien qu’ils sont bons à quelque chose, dit Morel avec une admirable naïveté. Allons, tiens, bois, mais par petites gorgées, car c’est encore bien froid.

– Oh! merci, Morel, dit Madeleine en buvant avec avidité.

– Assez, assez…

– C’était trop froid; mon frisson redouble, dit Madeleine en lui rendant la tasse.

– Mon Dieu, mon Dieu! je te l’avais bien dit, tu souffres…

– Je n’ai plus la force de trembler. Il me semble que je suis saisie de tous les côtés dans un gros glaçon, voilà tout…

Morel ôta sa veste, la mit sur les pieds de sa femme, et resta le torse nu. Le malheureux n’avait pas de chemise.

– Mais tu vas geler, Morel!

– Tout à l’heure, si j’ai trop froid, je reprendrai ma veste un moment.

– Pauvre homme!… ah! tu as bien raison, le ciel n’est pas juste. Qu’est-ce que nous avons fait pour être si malheureux, tandis que d’autres…?

– Chacun a ses peines, les grands comme les petits.

– Oui, mais les grands ont des peines qui ne leur creusent pas l’estomac et qui ne les font pas grelotter. Tiens, quand je pense qu’avec le prix d’un de ces diamants que tu polis nous aurions de quoi vivre dans l’aisance, nous et nos enfants, ça révolte. Et à quoi ça leur sert-il, ces diamants?

– S’il n’y avait qu’à dire: à quoi ça sert-il aux autres? on irait loin. C’est comme si tu disais: à quoi ça sert-il à ce monsieur, que Mme Pipelet appelle le commandant, d’avoir loué et meublé le premier étage de cette maison, où il ne vient jamais? À quoi ça lui sert-il d’avoir là de bons matelas, de bonnes couvertures, puisqu’il loge ailleurs?

– C’est bien vrai. Il y aurait là de quoi nipper pour longtemps plus d’un pauvre ménage comme le nôtre… sans compter que tous les jours Mme Pipelet fait du feu pour empêcher ses meubles d’être abîmés par l’humidité. Tant de bonne chaleur perdue, tandis que nous et nos enfants nous gelons! Mais tu me diras à ça: nous ne sommes pas des meubles. Oh! ces riches, c’est si dur!

– Pas plus durs que d’autres, Madeleine. Mais ils ne savent pas, vois-tu, ce que c’est que la misère. Ça naît heureux, ça vit heureux, ça meurt heureux: à propos de quoi veux-tu que ça pense à nous? Et puis, je te dis… ils ne savent pas… Comment se feraient-ils une idée des privations des autres? Ont-ils grand-faim, grande est leur joie, ils n’en dînent que mieux. Fait-il grand froid, tant mieux, ils appellent ça une belle gelée: c’est tout simple; s’ils sortent à pied, ils rentrent ensuite au coin d’un bon foyer, et la froidure leur fait trouver le feu meilleur; ils ne peuvent donc pas nous plaindre beaucoup, puisqu’à eux la faim et le froid leur tournent à plaisir. Ils ne savent pas, vois-tu, ils ne savent pas!… À leur place nous ferions comme eux.

– Les pauvres gens sont donc meilleurs qu’eux tous, puisqu’ils s’entraident! Cette bonne petite Mlle Rigolette, qui nous a si souvent veillés, moi ou les enfants, pendant nos maladies, a emmené hier Jérôme et Pierre pour partager son souper. Et son souper, ça n’est guère; une tasse de lait et du pain. À son âge on a bon appétit; bien sûr elle se sera privée.

– Pauvre fille! Oui, elle est bien bonne. Et pourquoi? parce qu’elle connaît la peine. Et, comme je dis toujours: si les riches savaient! Si les riches savaient!

– Et cette petite dame qui est venue avant-hier, d’un air effaré, nous demander si nous avions besoin de quelque chose, maintenant elle sait, celle-là, ce que c’est que des malheureux… eh bien! elle n’est pas revenue.