– Elle reviendra peut-être; car, malgré sa figure effrayée, elle avait l’air bien doux et bien comme il faut.
– Oh! avec toi, dès qu’on est riche, on a toujours raison. On dirait que les riches sont faits d’une autre pâte que nous.
– Je ne dis pas cela, reprit doucement Morel; je dis au contraire qu’ils ont leurs défauts; nous avons, nous, les nôtres.
«Le malheur est qu’ils ne savent pas… Le malheur est qu’il y a, par exemple, beaucoup d’agents pour découvrir les gueux qui ont commis des crimes, et qu’il n’y a pas d’agents pour découvrir les honnêtes ouvriers accablés de famille qui sont dans la dernière des misères et qui, faute d’un peu de secours donné à point, se laissent quelquefois tenter. C’est bon de punir le mal, ça serait peut-être meilleur de l’empêcher. Vous êtes resté probe jusqu’à cinquante ans; mais l’extrême misère, la faim vous poussent au mal, et voilà un coquin de plus; tandis que si on avait su… Mais à quoi bon penser à cela?… Le monde est comme il est. Je suis pauvre et désespéré, je parle ainsi; je serais riche, je parlerais de fêtes et de plaisirs.
«Eh bien! pauvre femme, comment vas-tu?
– Toujours la même chose… Je ne sens plus mes jambes. Mais toi, tu trembles; reprends donc ta veste, et souffle cette chandelle qui brûle pour rien; voilà le jour.
En effet, une lueur blafarde, glissant péniblement à travers la neige dont était obstrué le carreau de la lucarne, commençait à jeter une triste clarté dans l’intérieur de ce réduit et rendait son aspect plus affreux encore. L’ombre de la nuit voilait au moins une partie de ces misères.
– Je vais attendre qu’il fasse assez clair pour me remettre à travailler, dit le lapidaire en s’asseyant sur le bord de la paillasse de sa femme et en appuyant son front dans ses deux mains.
Après quelques moments de silence, Madeleine lui dit:
– Quand Mme Mathieu doit-elle revenir chercher les pierres auxquelles tu travailles?
– Ce matin. Je n’ai plus qu’une facette d’un diamant faux à polir.
– Un diamant faux!… toi qui ne tailles que des pierres fines, malgré ce qu’on croit dans la maison!
– Comment! tu ne sais pas!… Mais c’est juste, quand l’autre jour Mme Mathieu est venue, tu dormais. Elle m’a donné dix diamants faux, dix cailloux du Rhin à tailler, juste de la même grosseur et de la même manière que le même nombre de pierres fines qu’elle m’apportait, celles qui sont là avec des rubis. Je n’ai jamais vu des diamants d’une plus belle eau; ces dix pierres-là valent certainement plus de soixante mille francs.
– Et pourquoi te les fait-elle imiter en faux?
– Une grande dame à qui ils appartiennent, une duchesse, je crois, a chargé M. Baudoin le joaillier de vendre sa parure et de lui faire faire à la place une parure en pierres fausses. Mme Mathieu, la courtière en pierreries de M. Baudoin, m’a appris cela en m’apportant les pierres vraies, afin que je donne aux fausses la même coupe et la même forme; Mme Mathieu a chargé de la même besogne quatre autres lapidaires, car il y a quarante ou cinquante pierres à tailler. Je ne pouvais pas tout faire, cela devait être prêt ce matin; il faut à M. Baudoin le temps de remonter des pierres fausses. Mme Mathieu dit que souvent des dames font ainsi en cachette remplacer leurs diamants par des cailloux du Rhin.
– Tu vois bien, les fausses pierres font le même effet que les vraies, et les grandes dames, qui mettent seulement ça pour se parer, n’auraient jamais l’idée de sacrifier un diamant au soulagement de malheureux comme nous!
– Pauvre femme! Sois donc raisonnable, le chagrin te rend injuste. Qui est-ce qui sait que nous, les Morel, sommes malheureux?
– Oh! quel homme, quel homme! On te couperait en morceaux, toi, que tu dirais merci.
Morel haussa les épaules avec compassion.
– Combien te devra ce matin Mme Mathieu? reprit Madeleine.
– Rien, puisque je suis en avance avec elle de cent vingt francs.
– Rien! Mais nous avons fini hier nos derniers vingt sous.
– Oui, dit Morel d’un air abattu.
– Et comment allons-nous faire?
– Je ne sais pas.
– Et le boulanger ne veut plus nous fournir à crédit…
– Non, puisque hier j’ai emprunté le quart d’un pain à Mme Pipelet.
– La mère Burette ne nous prêterait rien?
– Nous prêter!… Maintenant qu’elle a tous nos effets en gage, sur quoi nous prêterait-elle?… sur nos enfants? dit Morel avec un sourire amer.
– Mais ma mère, les enfants et toi, vous n’avez mangé hier qu’une livre et demie de pain à vous tous! Vous ne pouvez pas mourir de faim non plus. Aussi c’est ta faute; tu n’a pas voulu te faire inscrire cette année au bureau de charité.
– On n’inscrit que les pauvres qui ont des meubles, et nous n’en avons plus; on nous regarde comme en garni. C’est comme pour être admis aux salles d’asile, il faut que les enfants aient au moins une blouse, et les nôtres n’ont que des haillons; et puis, pour le bureau de charité, il aurait fallu, pour me faire inscrire, aller, retourner peut-être vingt fois au bureau, puisque nous n’avons pas de protections. Ça me ferait perdre plus de temps que ça ne vaudrait.
– Mais comment faire alors?
– Peut-être cette petite dame qui est venue hier ne nous oubliera pas.
– Oui, comptes-y. Mais Mme Mathieu te prêtera bien cent sous; tu travailles pour elle depuis dix ans, elle ne peut pas laisser dans une pareille peine un honnête ouvrier chargé de famille.
– Je ne crois pas qu’elle puisse nous prêter quelque chose. Elle a fait tout ce qu’elle a pu en m’avançant petit à petit cent vingt francs; c’est une grosse somme pour elle. Parce qu’elle est courtière de diamants et qu’elle en a quelquefois pour cinquante mille francs dans son cabas, elle n’en est pas plus riche. Quand elle gagne cent francs par mois, elle est bien contente, car elle a des charges, deux nièces à élever. Cent sous pour elle, vois-tu, c’est comme cent sous pour nous, et il y a des moments où on ne les a pas, tu le sais bien. Étant déjà de beaucoup en avance avec moi, elle ne peut s’ôter le pain de la bouche à elle et aux siens.
– Voilà ce que c’est que de travailler pour des courtiers au lieu de travailler pour les forts joailliers; ils sont moins regardants quelquefois. Mais tu te laisses toujours manger la laine sur le dos, c’est ta faute.
– C’est ma faute! s’écria ce malheureux, exaspéré par cet absurde reproche; est-ce ta mère ou non qui est cause de toutes nos misères? S’il n’avait pas fallu payer le diamant qu’elle a perdu, ta mère, nous serions en avance, nous aurions le prix de mes journées, nous aurions les onze cents francs que nous avons retirés de la caisse d’épargne pour les joindre aux treize cents francs que nous a prêtés ce M. Jacques Ferrand, que Dieu maudisse!
– Tu t’obstines encore à ne lui rien demander, à celui-là. Après ça, il est si avare que ça ne servirait peut-être à rien; mais enfin on essaie toujours.
– À lui! À lui! M’adresser à lui! s’écria Morel; j’aimerais mieux me laisser brûler à petit feu. Tiens, ne me parle pas de cet homme-là, tu me rendrais fou.