En disant ces mots, la physionomie du lapidaire, ordinairement douce et résignée, prit une expression de sombre énergie, son pâle visage se colora légèrement; il se leva brusquement du grabat où il était assis et marcha dans la mansarde avec agitation. Malgré son apparence grêle, difforme, l’attitude et les traits de cet homme respiraient alors une généreuse indignation.
– Je ne suis pas méchant, s’écria-t-il; de ma vie, je n’ai fait de mal à personne, mais, vois-tu, ce notaire [31]!… Oh! je lui souhaite autant de mal qu’il m’en a fait. Puis, mettant ses deux mains sur son front, il murmura d’une voix douloureuse: Mon Dieu! pourquoi donc faut-il qu’un mauvais sort que je n’ai pas mérité me livre, moi et les miens, pieds et poings liés, à cet hypocrite! Aura-t-il donc le droit d’user de sa richesse pour perdre, corrompre et désoler ceux qu’il veut perdre, corrompre et désoler?
– C’est ça, c’est ça, dit Madeleine, déchaîne-toi contre lui; tu seras bien avancé quand il t’aura fait mettre en prison, comme il peut le faire d’un jour à l’autre pour cette lettre de change de treize cents francs, pour laquelle il a obtenu jugement contre toi. Il te tient comme un oiseau au bout d’un fil. Je le déteste autant que toi, ce notaire; mais, puisque nous sommes dans sa dépendance, il faut bien…
– Laisser déshonorer notre fille, n’est-ce pas? s’écria le lapidaire d’une voix foudroyante.
– Mon Dieu! tais-toi donc, ces enfants sont éveillés… ils t’entendent.
– Bah! bah! tant mieux! reprit Morel avec une effrayante ironie, ça sera d’un bon exemple pour nos deux petites filles; ça les préparera; il n’a qu’un jour à en avoir aussi la fantaisie, le notaire! Ne sommes-nous pas dans sa dépendance? comme tu dis toujours. Voyons, répète donc encore qu’il peut me faire mettre en prison; voyons, parle franchement… il faut lui abandonner notre fille, n’est-ce pas?
Puis ce malheureux termina son imprécation en éclatant en sanglots; car cette honnête et bonne nature ne pouvait longtemps soutenir ce ton de douloureux sarcasme.
– Ô mes enfants! s’écria-t-il en fondant en larmes; mes pauvres enfants! ma Louise, ma bonne et belle Louise!… trop belle, trop belle!… c’est aussi de là que viennent tous nos malheurs. Si elle n’avait pas été si belle, cet homme ne m’aurait pas proposé de me prêter cet argent. Je suis laborieux et honnête, le joaillier m’aurait donné du temps, je n’aurais pas d’obligation à ce vieux monstre, et il n’abuserait pas du service qu’il nous a rendu pour tâcher de déshonorer ma fille, je ne l’aurais pas laissée un jour chez lui. Mais il le faut, il le faut; il me tient dans sa dépendance. Oh! la misère, la misère, que d’outrages elle fait dévorer!
– Mais, comment faire aussi? Il a dit à Louise: «Si tu t’en vas de chez moi, je fais mettre ton père en prison.»
– Oui, il la tutoie comme la dernière des créatures.
– Si ce n’était que cela, on se ferait une raison; mais si elle quitte le notaire il te fera prendre, et alors, pendant que tu seras en prison, que veux-tu que je devienne toute seule, moi, avec nos enfants et ma mère? Quand Louise gagnerait vingt francs par mois dans une autre place, est-ce que nous pourrions vivre six personnes là-dessus?
– Oui, c’est pour vivre que nous laissons peut-être déshonorer Louise.
– Tu exagères toujours; le notaire la poursuit, c’est vrai… elle nous l’a dit, mais elle est honnête, tu le sais bien.
– Oh! oui, elle est honnête, et active, et bonne!… Quand, nous voyant dans la gêne à cause de ta maladie, elle a voulu entrer en place pour ne pas nous être à charge, je ne t’ai pas dit, va, ce que ça m’a coûté!… Elle, servante… maltraitée, humiliée!… elle si fière naturellement qu’en riant… te souviens-tu? nous riions alors, nous l’appelions la Princesse, parce qu’elle disait toujours qu’à force de propreté elle rendrait notre pauvre réduit comme un petit palais… Chère enfant, ç’aurait été mon luxe de la garder près de nous, quand j’aurais dû passer les nuits au travail… C’est qu’aussi, quand je voyais sa bonne figure rose et ses jolis yeux bruns devant moi, là, près de mon établi, et que je l’écoutais chanter, ma tâche ne me paraissait pas lourde! Pauvre Louise, si laborieuse et avec ça si gaie… Jusqu’à ta mère dont elle faisait ce qu’elle voulait!… Mais, dame! aussi quand elle vous parlait, quand elle vous regardait, il n’y avait pas moyen de ne pas dire comme elle… Et toi, comme elle te soignait! comme elle t’amusait! Et ses frères et ses sœurs, s’en occupait-elle assez!… Elle trouvait le temps de tout faire. Aussi, avec Louise, tout notre bonheur… tout s’en est allé.
– Tiens, Morel, ne me rappelle pas ça… tu me fends le cœur, dit Madeleine en pleurant à chaudes larmes.
– Et quand je pense que peut-être ce vieux monstre… Tiens, vois-tu… à cette pensée la tête me tourne… Il me prend des envies d’aller le tuer et de me tuer après…
– Et nous! qu’est-ce que nous deviendrions? Et puis, encore une fois, tu t’exagères. Le notaire aura peut-être dit cela à Louise comme… en plaisantant… D’ailleurs il va à la messe tous les dimanches; il fréquente beaucoup de prêtres… Il y a beaucoup de gens qui disent qu’il est plus sûr de placer de l’argent chez lui qu’à la caisse d’épargne.
– Qu’est-ce que cela prouve? Qu’il est riche et hypocrite… je connais bien Louise… elle est honnête… Oui, mais elle nous aime comme on n’aime pas; son cœur saigne de notre misère. Elle sait que sans moi vous mourriez tout à fait de faim; et si le notaire l’a menacée de me faire mettre en prison… la malheureuse a été peut-être capable… Oh! ma tête!… c’est à en devenir fou!
– Mon Dieu! si cela était arrivé, le notaire lui aurait donné de l’argent, des cadeaux, et, bien sûr, elle n’aurait rien gardé pour elle; elle nous en aurait fait profiter.
– Tais-toi… je ne comprends pas seulement que tu aies des idées pareilles… Louise accepter… Louise…
– Mais pas pour elle… pour nous…
– Tais-toi… encore une fois, tais-toi!… tu me fais frémir… Sans moi… je ne sais pas ce que tu serais devenue… et mes enfants aussi avec des raisons pareilles.
– Quel mal est-ce que je dis?
– Aucun…
– Eh bien! pourquoi crains-tu que?…
Le lapidaire interrompit impatiemment sa femme:
– Je crains, parce que je remarque que depuis trois mois… chaque fois que Louise vient ici et qu’elle m’embrasse… elle rougit.
– Du plaisir de te voir.
– Ou de honte… elle est de plus en plus triste…
– Parce qu’elle nous voit de plus en plus malheureux. Et puis, quand je lui parle du notaire, elle dit que maintenant il ne la menace plus de la prison pour toi.
– Oui, mais à quel prix ne la menace-t-il plus? elle ne le dit pas, et elle rougit en m’embrassant… Oh! mon Dieu! ça serait déjà pourtant bien mal à un maître de dire à une pauvre fille honnête, dont le pain dépend de lui: «Cède, ou je te chasse: et si l’on vient s’informer de toi, je répondrai que tu es un mauvais sujet, pour t’empêcher de te placer ailleurs…» Mais lui dire: «Cède, ou je fais mettre ton père en prison!» lui dire cela lorsqu’on sait que toute une famille vit du travail de ce père, oh! c’est mille fois plus criminel encore!