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– «Jugeant en dernier ressort, le tribunal condamne le sieur Jérôme Morel à payer au sieur Pierre Petit-Jean, négociant [34], par toutes voies de droit, et même par corps, la somme de treize cents francs avec l’intérêt à dater du jour du protêt, et le condamne en outre aux dépens.

«Fait et jugé à Paris, le 13 septembre 1838.»

– Et Louise, alors? Et Louise? s’écria Morel presque égaré sans paraître entendre ce grimoire, où est-elle? Elle est donc sortie de chez le notaire, puisqu’il me fait emprisonner?… Louise… mon Dieu! qu’est-elle devenue?

– Qui ça, Louise? dit Bourdin.

– Laisse-le donc, reprit brutalement Malicorne, est-ce que tu ne vois pas qu’il bat la breloque? Allons, et il s’approcha de Morel, allons, par file à gauche… en avant, marche, décanillons; j’ai besoin de prendre l’air, ça empoisonne ici.

– Morel, n’y va pas. Défends-toi! s’écria Madeleine avec égarement. Tue-les, ces gueux-là. Oh! es-tu poltron!… Tu te laisseras emmener? Tu nous abandonneras?

– Faites comme chez vous, madame, dit Bourdin d’un air sardonique. Mais si votre homme lève la main sur moi, je l’étourdis.

Seulement préoccupé de Louise, Morel n’entendait rien de ce qu’on disait autour de lui. Tout à coup une expression de joie amère éclaira son visage, il s’écria:

– Louise a quitté la maison du notaire… j’irai en prison de bon cœur… Mais, jetant un regard autour de lui, il s’écria: Et ma femme et sa mère… et mes autres enfants… qui les nourrira? On ne voudra pas me confier des pierres pour travailler en prison… on croira que c’est mon inconduite qui m’y envoie… Mais c’est donc la mort des miens, notre mort à tous, qu’il veut, le notaire?

– Une fois! deux fois! finirons-nous? dit Bourdin, ça nous embête, à la fin… Habillez-vous, et filons.

– Mes bons messieurs, pardon de ce que je vous ai dit tout à l’heure! s’écria Madeleine toujours couchée. Vous n’aurez pas le cœur d’emmener Morel… Qu’est-ce que vous voulez que je devienne avec mes cinq enfants et ma mère qui est folle? Tenez, la voyez-vous?… là, accroupie sur son matelas? elle est folle, mes bons messieurs!… elle est folle…

– La vieille tondue?

– Tiens! c’est vrai, elle est tondue, dit Malicorne; moi, je croyais qu’elle avait un serre-tête blanc…

– Mes enfants, jetez-vous aux genoux de ces bons messieurs, s’écria Madeleine, voulant, par un dernier effort, attendrir les recors; priez-les de ne pas emmener votre pauvre père… notre seul gagne-pain…

Malgré les ordres de leur mère, les enfants pleuraient effrayés, n’osant pas sortir de leur grabat.

À ce bruit inaccoutumé, à l’aspect des deux recors qu’elle ne connaissait pas, l’idiote commença à jeter des hurlements sourds en se rencognant contre la muraille.

Morel semblait étranger à ce qui se passait autour de lui; ce coup était si affreux, si inattendu, les conséquences de cette arrestation lui paraissaient si épouvantables, qu’il ne pouvait y croire… Déjà affaibli par des privations de toutes sortes, les forces lui manquaient; il restait pâle, hagard, assis sur son escabeau, affaissé sur lui-même, les bras pendants, la tête baissée sur sa poitrine…

– Ah çà! mille tonnerres!… ça finira-t-il? s’écria Malicorne. Est-ce que vous croyez qu’on est à la noce ici? Marchons, ou je vous empoigne.

Le recors mit sa main sur l’épaule de l’artisan et le secoua rudement.

Ces menaces, ce geste inspirèrent une grande frayeur aux enfants; les trois petits garçons sortirent de leur paillasse à moitié nus, et vinrent, éplorés, se jeter aux pieds des gardes du commerce, joignant les mains et criant d’une voix déchirante:

– Grâce! Ne tuez pas notre père!…

À la vue de ces malheureux enfants frissonnant de froid et d’épouvante, Bourdin, malgré sa dureté naturelle et son habitude de pareilles scènes, se sentit presque ému. Son camarade, impitoyable, dégagea brutalement sa jambe des étreintes des enfants qui s’y cramponnaient suppliants.

– Eh! hue donc, les moutards!… Quel chien de métier, si on avait toujours affaire à des mendiants pareils!…

Un épisode horrible rendit cette scène plus affreuse encore. L’aînée des petites filles, restée couchée dans la paillasse avec sa sœur malade, s’écria tout à coup:

– Maman, maman, je ne sais pas ce qu’elle a… Adèle… Elle est toute froide! Elle me regarde toujours… et elle ne respire plus…

La pauvre enfant phtisique venait d’expirer doucement sans une plainte, son regard toujours attaché sur celui de sa sœur qu’elle aimait tendrement…

Il est impossible de rendre le cri que jeta la femme du lapidaire à cette affreuse révélation, car elle comprit tout.

Ce fut un de ces cris pantelants, convulsifs, arrachés du plus profond des entrailles d’une mère.

– Ma sœur a l’air d’être morte! Mon Dieu! mon Dieu! j’en ai peur! s’écria l’enfant en se précipitant hors de la paillasse et courant épouvantée se jeter dans les bras de sa mère.

Celle-ci, oubliant que ses jambes presque paralysées ne pouvaient la soutenir, fit un violent effort pour se lever et courir auprès de sa fille morte; mais les forces lui manquèrent, elle tomba sur le carreau en poussant un dernier cri de désespoir.

Ce cri trouva un écho dans le cœur de Morel; il sortit de sa stupeur, d’un bond fut à la paillasse, y saisit sa fille âgée de quatre ans…

Il la trouva morte.

Le froid, le besoin avaient hâté sa fin… quoique sa maladie, fruit de la misère, fût mortelle.

Ses pauvres petits membres étaient déjà roidis et glacés…

Fin de la troisième partie

QUATRIÈME PARTIE

I Louise

Morel, ses cheveux gris hérissés par le désespoir et par l’effroi, restait immobile, tenant sa fille morte entre ses bras. Il la contemplait d’un œil fixe, sec et rouge.

– Morel, Morel… donne-moi Adèle! s’écriait la malheureuse mère en étendant les bras vers son mari. Ce n’est pas vrai… non, elle n’est pas morte… tu vas voir, je vais la réchauffer…

La curiosité de l’idiote fut excitée par l’empressement des deux recors à s’approcher du lapidaire, qui ne voulait pas se séparer du corps de son enfant. La vieille cessa de hurler, se leva de sa couche, s’approcha lentement, passa sa tête hideuse et stupide par-dessus l’épaule de Morel… et pendant quelques moments l’aïeule contempla le cadavre de sa petite-fille…

Ses traits gardèrent leur expression habituelle d’hébétement farouche; au bout d’une minute, l’idiote fit entendre une sorte de bâillement caverneux, rauque comme celui d’une bête affamée; puis, retournant à son grabat, elle s’y jeta en criant:

– A faim! A faim!

– Vous voyez, messieurs, vous voyez, une pauvre petite fille de quatre ans, Adèle… Elle s’appelle Adèle. Je l’ai embrassée hier au soir encore; et ce matin… Voilà! vous me direz que c’est toujours celle-là de moins à nourrir, et que j’ai du bonheur, n’est-ce pas? dit l’artisan d’un air hagard.

Sa raison commençait à s’ébranler sous tant de coups réitérés.