– Avant-hier matin, une jeune dame est venue chez vous!
– Oui, monsieur, et elle a paru bien peinée de l’état où elle nous voyait.
– Après Dieu, c’est elle que vous devez remercier, non pas moi…
– Il serait vrai, monsieur!… cette jeune dame…
– Est votre bienfaitrice. J’ai souvent porté des étoffes chez elle; en venant louer ici une chambre au quatrième, j’ai appris par la portière votre cruelle position… Comptant sur la charité de cette dame, j’ai couru chez elle… et avant-hier elle était ici, afin de juger par elle-même de l’étendue de votre malheur; elle en a été douloureusement émue; mais comme ce malheur pouvait être le fruit de l’inconduite, elle m’a chargé de prendre moi-même, et le plus tôt possible, des renseignements sur vous, désirant proportionner ses bienfaits à votre probité.
– Bonne et excellente dame! j’avais bien raison de dire…
– De dire à Madeleine: Si les riches savaient! n’est-ce pas?
– Comment, monsieur, connaissez-vous le nom de ma femme?… qui vous a appris que…
– Depuis ce matin six heures, dit Rodolphe en interrompant Morel, je suis caché dans le petit grenier qui avoisine votre mansarde.
– Vous!… monsieur?
– Et j’ai tout entendu, tout, honnête et excellent homme!!!
– Mon Dieu!… mais comment étiez-vous là?
– En bien ou en mal, je ne pouvais être mieux renseigné que par vous-même; j’ai voulu tout voir, tout entendre à votre insu. Le portier m’avait parlé de ce petit réduit en me proposant de me le céder pour en faire un bûcher. Ce matin, je lui ai demandé à le visiter; j’y suis resté une heure, et j’ai pu me convaincre qu’il n’y avait pas un caractère plus probe, plus noble, plus courageusement résigné que le vôtre.
– Mon Dieu, monsieur, il n’y a pas grand mérite: je suis né comme ça, et je ne pourrais pas faire autrement.
– Je le sais; aussi je ne vous loue pas, je vous apprécie… J’allais sortir de ce réduit pour vous délivrer des recors, lorsque j’ai entendu la voix de votre fille. J’ai voulu lui laisser le plaisir de vous sauver… Malheureusement, la rapacité des gardes du commerce a enlevé cette douce satisfaction à la pauvre Louise; alors j’ai paru. J’avais reçu hier quelques sommes qui m’étaient dues, j’ai été à même de faire une avance à votre bienfaitrice en payant pour vous cette malheureuse dette. Mais votre infortune a été si grande, si honnête, si digne, que l’intérêt qu’on vous porte et que vous méritez ne s’arrêtera pas là. Je puis, au nom de votre ange sauveur, vous répondre d’un avenir paisible, heureux, pour vous et pour les vôtres…
– Il serait possible!… Mais, au moins, son nom, monsieur?… son nom, à cet ange du ciel, à cet ange sauveur, comme vous l’appelez?
– Oui, c’est un ange… Et vous aviez encore raison de dire que grands et petits avaient leurs peines.
– Cette dame serait malheureuse?
– Qui n’a pas ses chagrins?… Mais je ne vois aucune raison de vous taire son nom… Cette dame s’appelle…
Songeant que Mme Pipelet n’ignorait pas que Mme d’Harville était venue dans la maison pour demander le commandant, Rodolphe, craignant l’indiscret bavardage de la portière, reprit après un moment de silence:
– Je vous dirai le nom de cette dame… à une condition…
– Oh! parlez, monsieur!…
– C’est que vous ne le répéterez à personne… vous entendez? à personne…
– Oh! je vous le jure… Mais ne pourrais-je pas au moins la remercier, cette providence des malheureux?
– Je le demanderai à Mme d’Harville, je ne doute pas qu’elle n’y consente.
– Cette dame se nomme?
– Mme la marquise d’Harville.
– Oh! je n’oublierai jamais ce nom-là. Ce sera ma sainte… mon adoration. Quand je pense que, grâce à elle, ma femme, mes enfants sont sauvés… Sauvés! pas tous… pas tous… ma pauvre petite Adèle, nous ne la reverrons plus!… Hélas! mon Dieu, il faut se dire qu’un jour ou l’autre nous l’aurions perdue, qu’elle était condamnée…
Et le lapidaire essuya ses larmes.
– Quant aux derniers devoirs à rendre à cette pauvre petite si vous m’en croyez… voilà ce qu’il faut faire… Je n’occupe pas encore ma chambre; elle est grande, saine, aérée; il y a déjà un lit, on y transportera ce qui sera nécessaire pour que vous et votre famille vous puissiez vous établir là, en attendant que Mme d’Harville ait trouvé à vous caser convenablement. Le corps de votre enfant restera dans la mansarde, où il sera cette nuit, comme il convient, gardé et veillé par un prêtre. Je vais prier M. Pipelet de s’occuper de ces tristes détails.
– Mais, monsieur, vous priver de votre chambre!… ça n’est pas la peine. Maintenant que nous voilà tranquilles, que je n’ai plus peur d’aller en prison… notre pauvre logis me semblera un palais, surtout si ma Louise nous reste… pour tout soigner comme par le passé…
– Votre Louise ne vous quittera plus. Vous disiez que ce serait votre luxe de l’avoir toujours auprès de vous… ce sera mieux… ce sera votre récompense.
– Mon Dieu, monsieur, est-ce possible? Ça me paraît un rêve… Je n’ai jamais été dévot… mais un tel coup du sort… un secours si providentiel… ça vous ferait croire!…
– Croyez toujours… qu’est-ce que vous risquez?…
– C’est vrai, répondit naïvement Morel; qu’est-ce qu’on risque?
– Si la douleur d’un père pouvait reconnaître des compensations, je vous dirais qu’une de vos filles vous est retirée, mais que l’autre vous est rendue.
– C’est juste, monsieur. Nous aurons notre Louise, maintenant.
– Vous acceptez ma chambre, n’est-ce pas? Sinon comment faire pour cette triste veillée mortuaire?… Songez donc à votre femme, dont la tête est déjà si faible… lui laisser pendant vingt-quatre heures un si douloureux spectacle sous les yeux!
– Vous songez à tout! à tout!… Combien vous êtes bon, monsieur!
– C’est votre ange bienfaiteur qu’il faut remercier, sa bonté m’inspire. Je vous dis ce qu’il vous dirait, il m’approuvera, j’en suis sûr… Ainsi vous acceptez, c’est convenu. Maintenant, dites-moi, ce Jacques Ferrand?…
Un sombre nuage passa sur le front de Morel.
– Ce Jacques Ferrand, reprit Rodolphe, est bien Jacques Ferrand, notaire, qui demeure rue du Sentier?
– Oui, monsieur. Est-ce que vous le connaissez?
Puis, assailli de nouveau par ses craintes au sujet de Louise, Morel s’écria:
– Puisque vous le connaissez, monsieur, dites… dites… ai-je le droit d’en vouloir à cet homme?… et qui sait… si ma fille… ma Louise…
Il ne put achever et cacha sa figure dans ses mains. Rodolphe comprit ses craintes.
– La démarche même du notaire, lui dit-il, doit vous rassurer: il vous faisait sans doute arrêter pour se venger des dédains de votre fille; du reste, j’ai tout lieu de croire que c’est un malhonnête homme. S’il en est ainsi, dit Rodolphe, après un moment de silence, comptons sur la Providence pour le punir.