Rodolphe s’empressa d’obéir aux ordres de Rigolette; il prit sur le lit un grand châle tartan de couleur brune, à larges raies ponceau, et le posa soigneusement sur les charmantes épaules de Rigolette.
– Maintenant, mon voisin, relevez un peu mon col, pincez bien la robe et le châle ensemble, enfoncez l’épingle, et surtout prenez garde de me piquer.
Pour exécuter ces nouveaux commandements, il fallut que Rodolphe touchât presque ce cou d’ivoire, où se dessinait, si noire et si nette, l’attache des beaux cheveux d’ébène de Rigolette.
Le jour était bas, Rodolphe s’approcha… très-près… trop près sans doute, car la grisette jeta un petit cri effarouché.
Nous ne saurions dire la cause de ce petit cri.
Était-ce la pointe de l’épingle? Était-ce la bouche de Rodolphe qui avait effleuré ce cou blanc, frais et poli? Toujours est-il que Rigolette se retourna vivement et s’écria d’un air moitié riant, moitié triste, qui fit presque regretter à Rodolphe l’innocente liberté qu’il avait prise:
– Mon voisin, je ne vous prierai plus jamais d’attacher mon châle.
– Pardon, ma voisine… je suis si maladroit!
– Au contraire, monsieur, et c’est ce dont je me plains… Voyons, votre bras; mais soyez sage, ou nous nous fâcherons!
– Vrai, ma voisine, ce n’est pas faute… Votre joli cou était si blanc, que j’ai eu comme un éblouissement… Malgré moi ma tête s’est baissée… et…
– Bien, bien! À l’avenir j’aurai soin de ne plus vous donner de ces éblouissements-là, dit Rigolette en le menaçant du doigt; puis elle ferma sa porte. Tenez, mon voisin, prenez ma clef; elle est si grosse, qu’elle crèverait ma poche… C’est un vrai pistolet.
Et de rire.
Rodolphe se chargea (c’est le mot) d’une énorme clef qui aurait pu glorieusement figurer sur un de ces plats allégoriques que les vaincus viennent humblement offrir aux vainqueurs d’une ville.
Quoique Rodolphe se crût assez changé par les années pour ne pas être reconnu par Polidori, avant de passer devant la porte du charlatan, il releva le collet de son paletot.
– Mon voisin, n’oubliez pas de prévenir M. Pipelet que l’on va apporter des effets qu’il faudra monter dans votre chambre, dit Rigolette.
– Vous avez raison ma voisine; nous allons entrer un moment dans la loge du portier.
M. Pipelet, son éternel chapeau tromblon sur la tête, était, comme toujours, vêtu de son habit vert et gravement assis devant une table couverte de morceaux de cuir et de débris de chaussures de toutes sortes; il s’occupait alors de ressemeler une botte, avec le sérieux de la conscience qu’il mettait à toutes choses. Anastasie était absente de la loge.
– Eh bien! monsieur Pipelet, lui dit Rigolette, j’espère que voilà du nouveau! Grâce à mon voisin les pauvres Morel sont hors de peine… Quand on pense qu’on allait conduire le pauvre ouvrier en prison! Oh! ces gardes du commerce sont de vrais sans-cœur!
– Et des sans-mœurs, mademoiselle, ajouta M. Pipelet d’un ton courroucé en gesticulant, avec une botte en réparation dans laquelle il avait introduit sa main et son bras gauches. Non, je ne crains pas de le répéter à la face du ciel et des hommes, ce sont de grands sans-mœurs. Ils ont profité des ténèbres de l’escalier pour oser porter leurs gestes indécents jusque sur la taille de mon épouse! En entendant les cris de sa pudeur offensée, malgré moi j’ai cédé à la vivacité de mon caractère. Je ne le cache pas, mon premier mouvement a été de rester immobile et de devenir pourpre de honte, en songeant aux odieux attentats dont Anastasie venait d’être victime… comme me le prouvait l’égarement de sa raison, puisque, dans son délire, elle avait jeté son poêlon de faïence du haut en bas de l’escalier. À cet instant, ces affreux débauchés ont passé devant ma loge…
– Vous les avez poursuivis, j’espère, monsieur Pipelet? dit Rigolette, qui avait assez de peine à conserver son sérieux.
– J’y songeais, répondit M. Pipelet avec un profond soupir, lorsque j’ai réfléchi qu’il me faudrait affronter leurs regards, peut-être même leurs propos licencieux, cela m’a révolté, m’a mis hors de moi. Je ne suis pas plus méchant qu’un autre, mais quand ces éhontés ont passé devant la loge, mon sang n’a fait qu’un tour, et je n’ai pu m’empêcher de mettre brusquement ma main devant mes yeux, pour me dérober la vue de ces luxurieux malfaiteurs!!! Mais cela ne m’étonna pas, il devait m’arriver quelque chose de malheureux aujourd’hui, j’avais rêvé de ce monstre de Cabrion!
Rigolette sourit, et le bruit des soupirs de M. Pipelet se confondit avec les coups de marteau qu’il appliquait sur la semelle de sa vieille botte.
D’après les réflexions d’Alfred, il résultait qu’Anastasie s’était outrageusement vantée, imitant à sa manière le coquet manège de ces femmes qui, pour raviver le feu de leurs maris ou de leurs amants, se disent incessamment et dangereusement courtisées.
– Mon voisin, dit tout bas Rigolette à Rodolphe, laissez croire à ce pauvre M. Pipelet qu’on a agacé sa femme: intérieurement ça le flatte.
Ne voulant pas, en effet, détruire l’illusion dont se berçait M. Pipelet, Rodolphe lui dit:
– Vous avez sagement pris le parti des sages, mon cher monsieur Pipelet, celui du mépris. D’ailleurs, la vertu de Mme Pipelet est au-dessus de toute atteinte.
– Sa vertu, monsieur… sa vertu! Et Alfred recommença de gesticuler avec sa botte au bras, j’en porterais ma tête sur l’échafaud! La gloire du grand Napoléon… et la vertu d’Anastasie… j’en peux répondre comme de mon propre honneur, monsieur!
– Et vous avez raison, monsieur Pipelet. Mais oubliez ces misérables recors; veuillez, je vous prie, me rendre un service.
– L’homme est né pour s’entraider, répliqua M. Pipelet d’un ton sentencieux et mélancolique; à plus forte raison, lorsqu’il est question d’un aussi bon locataire que monsieur.
– Il s’agirait de faire monter chez moi différents objets qu’on apportera tout à l’heure. Ils sont destinés aux Morel.
– Soyez tranquille, monsieur, je surveillerai cela.
– Puis, reprit tristement Rodolphe, il faudrait demander un prêtre pour veiller la petite fille qu’ils ont perdue cette nuit, aller déclarer son décès et, en même temps, commander un service et un convoi décents. Voici de l’argent… Ne ménagez rien: le bienfaiteur de Morel, dont je ne suis que l’agent, veut que tout soit fait pour le mieux.
– Fiez-vous-en à moi, monsieur, Anastasie est allée acheter notre dîner; dès qu’elle rentrera, je lui ferai garder la loge et je m’occuperai de vos commissions.
À ce moment, un homme si complètement embossé dans son manteau, comme disent les Espagnols, qu’on apercevait à peine ses yeux, s’informa, sans trop s’approcher de la loge, et restant le plus possible dans l’ombre, si Mme Burette, marchande d’objets d’occasion, était chez elle.
– Venez-vous de Saint-Denis? lui demanda M. Pipelet d’un air d’intelligence.
– Oui, en une heure un quart.