– Pauvre Marie! reprit le curé avec émotion; que ne m’avez-vous fait plus tôt ces tristes confidences! Je vous aurais rassurée… Mais continuez.
– Je m’étais endormie bien tard: Mlle Clara vint m’éveiller en m’embrassant. Pour vaincre ce qu’elle appelait ma froideur et me prouver son amitié, elle voulut me confier un secret; elle devait s’unir, lorsqu’elle aurait dix-huit ans accomplis, au fils d’un fermier de Goussainville, qu’elle aimait tendrement; le mariage était depuis longtemps arrêté entre les deux familles. Ensuite, elle me raconta en peu de mots sa vie passée… vie simple, calme, heureuse: elle n’avait jamais quitté sa mère, elle ne la quitterait jamais; car son fiancé devait partager l’exploitation de la ferme avec M. Dubreuil. «Maintenant, Marie, me dit-elle, vous me connaissez comme si vous étiez ma sœur; racontez-moi donc votre vie…» À ces mots, je crus mourir de honte… je rougis, je balbutiai. J’ignorais ce que Mme Georges avait dit de moi; je craignais de la démentir. Je répondis vaguement qu’orpheline et élevée par des personnes sévères, je n’avais pas été très-heureuse pendant mon enfance, et que mon bonheur datait de mon séjour auprès de Mme Georges. Alors, Clara, bien plus par intérêt que par curiosité, me demanda où j’avais été élevée: était-ce à la ville, ou à la campagne? Comment se nommait mon père? Elle me demanda surtout si je me rappelais d’avoir vu ma mère. Chacune de ces questions m’embarrassait autant qu’elle me peinait; car il me fallait y répondre par des mensonges, et vous m’avez appris, mon père, combien il est mal de mentir… Mais Clara n’imagina pas que je pouvais la tromper. Attribuant l’hésitation de mes réponses au chagrin que me causaient les tristes souvenirs de mon enfance, Clara me crut, me plaignit avec une bonté qui me navra. Ô mon père! vous ne saurez jamais ce que j’ai souffert dans ce premier entretien! Combien il me coûtait de ne pas dire une parole qui ne fût hypocrite et fausse!…
– Infortunée! Que la colère de Dieu s’appesantisse sur ceux qui, en vous jetant dans une abominable voie de perditions, vous forceront peut-être de subir toute votre vie les inexorables conséquences d’une première faute!
– Oh! oui, ceux-là ont été bien méchants, mon père, reprit amèrement Fleur-de-Marie, car ma honte est ineffaçable. Ce n’est pas tout; à mesure que Clara me parlait du bonheur qui l’attendait, de son mariage, de sa douce vie de famille, je ne pouvais m’empêcher de comparer mon sort au sien; car, malgré les bontés dont on me comble, mon sort sera toujours misérable; vous et Mme Georges, en me faisant comprendre la vertu, vous m’avez fait aussi comprendre la profondeur de mon abjection passée; rien ne pourra m’empêcher d’avoir été le rebut de ce qu’il y a de plus vil au monde. Hélas! puisque la connaissance du bien et du mal devait m’être si funeste, que ne me laissait-on à mon malheureux sort!
– Oh! Marie! Marie!…
– N’est-ce pas, mon père… ce que je dis est bien mal? Hélas voilà ce que je n’osais vous avouer… Oui, quelquefois je suis assez ingrate pour méconnaître les bontés dont on me comble, pour me dire: «Si l’on ne m’eût pas arrachée à l’infamie, eh bien! la misère, les coups m’eussent tuée bien vite; au moins je serais morte dans l’ignorance d’une pureté que je regretterai toujours.»
– Hélas! Marie, cela est fatal! Une nature, même généreusement douée par le Créateur, n’eût-elle été plongée qu’un jour dans la fange dont on vous a tirée, en garde un stigmate ineffaçable… Telle est l’immutabilité de la justice divine!
– Vous le voyez bien, mon père, s’écria douloureusement Fleur-de-Marie, je dois désespérer jusqu’à la mort!
– Vous devez désespérer d’effacer de votre vie cette page désolante, dit le prêtre d’une voix triste et grave, mais vous devez espérer en la miséricorde infinie du Tout-Puissant. Ici-bas, pour vous, pauvre enfant, larmes, remords, expiation, mais un jour, là-haut, ajouta-t-il en élevant sa main vers le firmament qui commençait à s’étoiler, là-haut, pardon, félicité éternelle!
– Pitié… pitié, mon Dieu!… je suis si jeune… et ma vie sera peut-être encore si longue!… dit la Goualeuse d’une voix déchirante, en tombant à genoux aux pieds du curé par un mouvement involontaire.
Le prêtre était debout au sommet de la colline, non loin de laquelle s’élevait le presbytère; sa soutane noire, sa figure vénérable, encadrée de longs cheveux blancs et doucement éclairée par les dernières clartés du crépuscule, se dessinaient sur l’horizon, d’une transparence, d’une limpidité profondes: or pâle au couchant, saphir au zénith.
Le prêtre levait au ciel une de ses mains tremblantes, et abandonnait l’autre à Fleur-de-Marie, qui la couvrait de larmes.
Le capuchon de sa mante grise, à ce moment rabattu sur ses épaules, laissait voir le profil enchanteur de la jeune fille, son charmant regard suppliant et baigné de larmes… son cou d’une blancheur éblouissantes, où se voyait l’attache soyeuse de ses jolis cheveux blonds.
Cette scène simple et grande offrait un contraste, une coïncidence bizarre, avec l’ignoble scène qui, presque au même instant, se passait dans les profondeurs du chemin creux entre le Maître d’école et la Chouette.
Caché dans les ténèbres d’un noir ravin, assailli de lâches terreurs, un effroyable meurtrier, portant la peine de ses forfaits, s’était aussi agenouillé… mais devant sa complice, furie railleuse, vengeresse, qui le tourmentait sans merci et le poussait à de nouveaux crimes… sa complice… cause première des malheurs de Fleur-de-Marie.
De Fleur-de-Marie que torturait un remords incessant.
L’exagération de sa douleur n’était-elle pas concevable? Entourée depuis son enfance d’êtres dégradés, méchants, infâmes; quittant sa prison pour l’antre de l’ogresse, autre prison horrible; n’étant jamais sortie des cours de sa geôle ou des rues caverneuses de la Cité, cette malheureuse jeune fille n’avait-elle pas vécu jusqu’alors dans l’ignorance profonde du beau et du bien, aussi étrangère aux sentiments nobles et religieux qu’aux splendeurs magnifiques de la nature?
Et voilà que tout à coup elle abandonne son cloaque infect pour une retraite charmante et rustique, sa vie immonde, pour partager une existence heureuse et paisible avec les êtres les plus vertueux; les plus tendres, les plus compatissants à ses infortunes…
Enfin tout ce qu’il y a d’admirable dans la créature et dans la création se révèle à la fois et en un moment à son âme étonnée. À ce spectacle imposant, son esprit s’agrandit, son intelligence se développe, ses nobles instincts s’éveillent… Et c’est parce que son esprit s’est agrandi, parce que son intelligence s’est développée, parce que ses nobles instincts se sont éveillés… qu’ayant la conscience de la dégradation première, elle ressent pour sa vie passée une douloureuse et incurable horreur, et comprend, hélas! ainsi qu’elle le dit, qu’il est des souillures qui ne s’effacent jamais…
– Ô malheur à moi! disait la Goualeuse désespérée, ma vie tout entière, fût-elle aussi longue, aussi pure que la vôtre, mon père, sera désormais flétrie par la conscience et par le souvenir du passé… Malheur à moi!