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– Et vous ne mangez jamais de viande?

– Ah! bien oui… de la viande!… elle coûte des dix et douze sous la livre; est-ce qu’on y peut songer? Et puis ça sent la cuisine, le pot-au-feu; au lieu que du lait, des légumes, des fruits, c’est tout de suite prêt. Tenez, un plat que j’adore, qui n’est pas embarrassant, et que je fais dans la perfection…

– Voyons le plat…

– Je mets de belles pommes de terre jaunes dans le four de mon poêle; quand elles sont cuites, je les écrase avec un peu de beurre et de lait… une pincée de sel… c’est un manger des dieux… Si vous êtes gentil, je vous en ferai goûter…

– Arrangé par vos jolies mains, ça doit être excellent. Mais, voyons, comptons, ma voisine… Nous avons déjà vingt-trois francs de nourriture, douze francs de loyer, c’est trente-cinq francs par mois…

– Pour aller à quarante-cinq ou cinquante francs que je gagne, il me reste dix ou quinze francs pour mon bois ou mon huile pendant l’hiver, pour mon entretien et mon blanchissage… c’est-à-dire pour mon savon; car, excepté mes draps, je me blanchis moi-même… c’est encore mon luxe… une blanchisseuse de fin me coûterait les yeux de la tête… tandis que je repasse très-bien, et je me tire d’affaire… Pendant les cinq mois d’hiver, je brûle une voie [37] et demie de bois… et je dépense pour quatre ou cinq sous d’huile par jour pour ma lampe… ça me fait environ quatre-vingts francs par an pour mon chauffage et mon éclairage.

– De sorte que c’est au plus s’il vous reste cent francs pour votre entretien.

– Oui, et c’est là-dessus que j’avais économisé mes trois francs dix sous.

– Mais vos robes, vos chaussures, ce joli bonnet?

– Mes bonnets, je n’en mets que quand je sors, et ça ne me ruine pas, car je les monte moi-même; chez moi je me contente de mes cheveux… Quant à mes robes, à mes bottines… est-ce que le Temple n’est pas là?

– Ah! oui… ce bienheureux Temple… Eh bien! vous trouvez là…

– Des robes excellentes et très-jolies. Figurez-vous que les grandes dames ont l’habitude de donner leurs vieilles robes à leurs femmes de chambre. Quand je dis vieilles… c’est-à-dire qu’elles les ont portées un mois ou deux en voiture… et les femmes de chambre vont les vendre au Temple… pour presque rien… Ainsi, tenez, j’ai là une robe de très-beau mérinos raisin de Corinthe que j’ai eue pour quinze francs; elle en avait peut-être coûté soixante, elle avait été à peine portée, je l’ai arrangée à ma taille… et j’espère qu’elle me fait honneur.

– C’est vous qui lui faites honneur, ma voisine… Mais, avec la ressource du Temple, je commence à comprendre que vous puissiez suffire à votre entretien avec cent francs par an.

– N’est-ce pas? On a là des robes d’été charmantes pour cinq ou six francs, des brodequins comme ceux que je porte, presque neufs, pour deux ou trois francs. Tenez, ne dirait-on pas qu’ils ont été faits pour moi? dit Rigolette, qui s’arrêta et montra le bout de son joli pied, véritablement très-bien chaussé.

– Le pied est charmant, c’est vrai; mais vous devez difficilement lui trouver des chaussures… Après ça vous me direz sans doute qu’on vend au Temple des souliers d’enfants…

– Vous êtes un flatteur, mon voisin; mais avouez qu’une petite fille toute seule, et bien rangée, peut vivre avec trente sous par jour! Il faut dire aussi que les quatre cent cinquante francs que j’ai emportés de la prison m’ont joliment aidée pour m’établir… Une fois qu’on m’a vue dans mes meubles, ça a inspiré de la confiance, et on m’a donné de l’ouvrage chez moi; mais il a fallu attendre longtemps avant d’en trouver; heureusement j’avais gardé de quoi vivre trois mois sans compter sur mon travail.

– Avec votre petit air étourdi, savez-vous que vous avez beaucoup d’ordre et de raison, ma voisine?

– Dame! quand on est toute seule au monde et qu’on ne veut avoir d’obligation à personne, faut bien s’arranger et faire son nid, comme on dit.

– Et votre nid est charmant.

– N’est-ce pas? Car enfin je ne me refuse rien; j’ai même un loyer au-dessus de mon état; j’ai des oiseaux; l’été, toujours au moins deux pots de fleurs sur ma cheminée, sans compter les caisses de ma fenêtre et celle de ma cage; et, pourtant, comme je vous le disais, j’avais déjà trois francs dix sous dans ma tirelire, afin de pouvoir un jour parvenir à une garniture de cheminée.

– Et que sont devenues ces économies?

– Mon Dieu, dans les derniers temps, j’ai vu ces pauvres Morel si malheureux, si malheureux, que j’ai dit: il n’y a pas de bon sens d’avoir trois bêtes de pièces de vingt sous à paresser dans une tirelire, quand d’honnêtes gens meurent de faim à côté de vous!… Alors j’ai prêté mes trois francs aux Morel. Quand je dis prêté… c’était pour ne pas les humilier, car je les leur aurais donnés de bon cœur.

– Vous entendez bien, ma voisine, que, puisque les voilà à leur aise, ils vous les rembourseront.

– C’est vrai, ça ne sera pas de refus… ça sera toujours un commencement pour acheter une garniture de cheminée… C’est mon rêve!

– Et puis, enfin, il faut toujours songer un peu à l’avenir.

– À l’avenir?

– Si vous tombiez malade, par exemple…

– Moi… malade?

Et Rigolette de rire aux éclats.

De rire si fort qu’un gros homme qui marchait devant elle, portant un chien sous son bras, se retourna tout interloqué, croyant qu’il s’agissait de lui.

Rigolette, sans discontinuer de rire, lui fit une demi-révérence accompagnée d’une petite mine si espiègle que Rodolphe ne put s’empêcher de partager l’hilarité de sa compagne.

Le gros homme continua son chemin en grommelant.

– Êtes-vous folle!… allez, ma voisine! dit Rodolphe en reprenant son sérieux.

– C’est votre faute aussi…

– Ma faute?

– Oui, vous me dites des bêtises…

– Parce que je vous dis que vous pourriez tomber malade?

– Malade, moi?

Et de rire encore.

– Pourquoi pas?

– Est-ce que j’ai l’air de ça?

– Jamais je n’ai vu figure plus rose et plus fraîche.

– Eh bien! alors… pourquoi voulez-vous que je tombe malade?

– Comment?

– À dix-huit ans, avec la vie que je mène… est-ce que c’est possible? Je me lève à cinq heures, hiver comme été; je me couche à dix ou onze; je mange à ma faim, qui n’est pas grande, c’est vrai; je ne souffre pas du froid, je travaille toute la journée, je chante comme une alouette, je dors comme une marmotte, j’ai le cœur libre, joyeux, content; je suis sûre de ne jamais manquer d’ouvrage, à propos de quoi voulez-vous que je sois malade?… ce serait par trop drôle aussi…

Et de rire encore.

Rodolphe, frappé de cette aveugle et bienheureuse confiance dans l’avenir, se reprocha d’avoir risqué de l’ébranler… Il songeait avec une sorte d’effroi qu’une maladie d’un mois pouvait ruiner cette riante et paisible existence.