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Cette foi profonde de Rigolette dans son courage et dans ses dix-huit ans… ses seuls biens… semblait à Rodolphe respectable et sainte…

De la part de la jeune fille…, ce n’était plus de l’insouciance, de l’imprévoyance; c’était une créance instinctive à la commisération et à la justice divines, qui ne pouvaient abandonner une créature laborieuse et bonne, une pauvre fille dont le seul tort était de compter sur la jeunesse et sur la santé qu’elle tenait de Dieu…

Au printemps, quand d’une aile agile les oiseaux du ciel, joyeux et chantants, effleurent les luzernes roses, ou fendent l’air tiède et azuré, s’inquiètent-ils du sombre hiver?

– Ainsi, dit Rodolphe à la grisette, vous n’ambitionnez rien?

– Rien…

– Absolument rien?…

– Non… C’est-à-dire, entendons-nous, ma garniture de cheminée… et je l’aurai… je ne sais pas quand… mais j’ai mis dans ma tête de l’avoir, et ce sera; je prendrai plutôt sur mes nuits…

– Et sauf cette garniture?…

– Je n’ambitionne rien… seulement depuis aujourd’hui.

– Pourquoi cela?

– Parce qu’avant-hier encore j’ambitionnais un voisin qui me plût… afin de faire avec lui, comme j’ai toujours fait, bon ménage… afin de lui rendre de petits services pour qu’il m’en rende à son tour.

– C’est déjà convenu, ma voisine; vous soignerez mon linge, et je cirerai votre chambre… sans compter que vous m’éveillerez de bonne heure, en frappant à ma cloison.

– Et vous croyez que ce sera tout?

– Qu’y a-t-il encore?

– Ah bien! vous n’êtes pas au bout. Est-ce qu’il ne faudra pas que le dimanche vous me meniez promener aux barrières ou sur les boulevards? Je n’ai que ce jour-là de récréation…

– C’est ça, l’été nous irons à la campagne.

– Non, je déteste la campagne; je n’aime que Paris. Pourtant, dans le temps, par complaisance, j’ai fait quelques parties à Saint-Germain avec une de mes camarades de prison, qu’on appelait la Goualeuse, parce qu’elle chantait toujours; une bien bonne petite fille!

– Et qu’est-elle devenue?

– Je ne sais pas; elle dépensait son argent de prison sans avoir l’air de s’amuser beaucoup; elle était toujours triste, mais douce et charitable… Quand nous sortions ensemble, je n’avais pas encore d’ouvrage; quand j’en ai eu, je n’ai pas bougé de chez moi; je lui ai donné mon adresse, elle n’est pas venue me voir; sans doute elle est occupée de son côté… C’est pour vous dire, mon voisin, que j’aimais Paris plus que tout. Aussi, quand vous le pourrez, le dimanche, vous me mènerez dîner chez le traiteur, quelquefois au spectacle… sinon, si vous n’avez pas d’argent, vous me mènerez voir les boutiques dans les beaux passages, ça m’amuse presque autant. Mais soyez tranquille, dans nos petites parties fines, je vous ferai honneur… Vous verrez comme je serai gentille avec ma jolie robe de levantine gros bleu, que je ne mets que le dimanche! Elle me va comme un amour; j’ai avec ça un petit bonnet garni de dentelles, avec des nœuds orange, qui ne font pas trop mal sur mes cheveux noirs, des bottines de satin turc que j’ai fait faire pour moi… un charmant châle de bourre de soie façon cachemire. Allez, allez, mon voisin, on se retournera plus d’une fois pour nous voir passer. Les hommes diront: «Mais c’est qu’elle est gentille, cette petite, parole d’honneur!» Et les femmes diront de leur côté: «Mais c’est qu’il a une très-jolie tournure, ce grand jeune homme mince… son air est très-distingué… et ses petites moustaches brimes lui vont très-bien…» Et je serai de l’avis de ces dames, car j’adore les moustaches… Malheureusement M. Germain n’en portait pas à cause de son bureau. M. Cabrion en avait, mais elles étaient rouges comme sa grande barbe, et je n’aime pas les grandes barbes; et puis il faisait par trop le gamin dans les rues, et tourmentait trop ce pauvre M. Pipelet. Par exemple, M. Giraudeau (mon voisin d’avant M. Cabrion) avait une très-bonne tenue, mais il était louche. Dans les commencements, ça me gênait beaucoup, parce qu’il avait toujours l’air de regarder quelqu’un à côté de moi, et, sans y penser, je me retournais pour voir qui.

Et de rire.

Rodolphe écoutait ce babil avec curiosité; il se demandait pour la troisième ou quatrième fois ce qu’il devait penser de la vertu de Rigolette.

Tantôt la liberté même des paroles de la grisette et le souvenir du gros verrou lui faisaient presque croire qu’elle aimait ses voisins en frères, en camarades, et que Mme Pipelet l’avait calomniée; tantôt il souriait de ses velléités de crédulité, en songeant qu’il était peu probable qu’une fille aussi jeune, aussi abandonnée, eût échappé aux séductions de MM. Giraudeau, Cabrion et Germain. Pourtant, la franchise, l’originale familiarité de Rigolette éveillaient en lui de nouveaux doutes.

– Vous me charmez, ma voisine, en disposant ainsi de mes dimanches, reprit gaiement Rodolphe; soyez tranquille, nous ferons de fameuses parties.

– Un instant, monsieur le dépensier, c’est moi qui tiendrai la bourse, je vous en préviens. L’été, nous pourrons dîner très-bien… mais très-bien!… pour trois francs, à la Chartreuse ou à l’Ermitage Montmartre, une demi-douzaine de contredanses ou de valses par là-dessus, et quelques courses sur les chevaux de bois… j’adore monter à cheval… ça vous fera vos cent sous, pas un liard de plus… Valsez-vous?

– Très-bien.

– À la bonne heure! M. Cabrion me marchait toujours sur les pieds, et puis, par farce, il jetait des pois fulminants par terre, ça fait qu’on n’a plus voulu de nous à la Chartreuse.

Et de rire.

– Soyez tranquille, je vous réponds de ma réserve à l’égard des pois fulminants; mais l’hiver, que ferons-nous?

– L’hiver, comme on a moins faim, nous dînerons parfaitement pour quarante sous, et il nous restera trois francs pour le spectacle, car je ne veux pas que vous dépassiez vos cent sous: c’est déjà bien assez cher; mais tout seul vous dépenseriez au moins ça à l’estaminet, au billard, avec de mauvais sujets qui sentent la pipe comme des horreurs. Est-ce qu’il ne vaut pas mieux passer gaiement la journée avec une petite amie bien bonne enfant, bien rieuse, qui trouvera encore le temps de vous économiser quelques dépenses en vous ourlant vos cravates, en soignant votre ménage?

– Mais c’est un gain tout clair, ma voisine. Seulement, si mes amis me rencontrent avec ma gentille petite amie sous le bras?

– Eh bien! ils diront: «Il n’est pas malheureux, ce diable de Rodolphe!»

– Vous savez mon nom?

– Quand j’ai appris que la chambre voisine était déjà louée, j’ai demandé à qui.

– Et mes amis diront: «Il est très-heureux, ce Rodolphe!…» Et ils m’envieront.

– Tant mieux!

– Ils me croiront heureux.

– Tant mieux!… tant mieux!…

– Et si je ne le suis pas autant que je le paraîtrai?

– Qu’est-ce que ça vous fait, pourvu qu’on le croie?… Aux hommes, il ne leur en faut pas davantage.

– Mais votre réputation?

Rigolette partit d’un éclat de rire.

– La réputation d’une grisette! Est-ce qu’on croit à ces météores-là? reprit-elle. Si j’avais père ou mère, frère ou sœur, je tiendrais pour eux au qu’en-dira-t-on… Je suis toute seule, ça me regarde…