– Mais, moi, je serai très-malheureux.
– De quoi?
– De passer pour être heureux, tandis qu’au contraire je vous aimerai… à peu près comme vous dîniez chez le papa Crétu… en mangeant votre pain sec à la lecture d’un livre de cuisine.
– Bah! bah! vous vous y ferez: je serai pour vous si douce, si reconnaissante, si peu gênante, que vous vous direz: «Après tout, autant faire mon dimanche avec elle qu’avec un camarade…» Si vous êtes libre le soir dans la semaine, et que ça ne vous ennuie pas, vous viendrez passer la soirée avec moi, vous profiterez de mon feu et de ma lampe; vous louerez des romans, vous me ferez la lecture. Autant ça que d’aller perdre votre argent au billard; sinon, si vous êtes occupé tard chez votre patron, ou que vous aimiez mieux aller au café, vous me direz bonsoir en rentrant, si je veille encore. Si je suis couchée, le lendemain matin je vous dirai bonjour à travers votre cloison pour vous éveiller… Tenez, M. Germain, mon dernier voisin, passait toutes ses soirées comme ça avec moi; il ne s’en plaignait pas!… Il m’a lu tout Walter Scott… C’est ça qui était amusant! Quelquefois, le dimanche, quand il faisait mauvais, au lieu d’aller au spectacle et de sortir, il allait acheter quelque chose; nous faisions une vraie dînette dans ma chambre, et puis après nous lisions… Ça m’amusait presque autant que le théâtre. C’est pour vous dire que je ne suis pas difficile à vivre, et que je fais tout ce qu’on veut. Et puis, vous qui parliez d’être malade, si jamais vous l’étiez… c’est moi qui suis une vraie petite sœur grise!… demandez aux Morel…, Tenez, vous ne savez pas votre bonheur, monsieur Rodolphe… C’est un vrai quine à la loterie de m’avoir pour voisine.
– C’est vrai, j’ai toujours eu du bonheur; mais, à propos de M. Germain, où est-il donc maintenant?
– À Paris, je pense.
– Vous ne le voyez plus?
– Depuis qu’il a quitté la maison, il n’est plus revenu chez moi.
– Mais où demeure-t-il? Que fait-il?
– Pourquoi ces questions-là, mon voisin?
– Parce que je suis jaloux de lui, dit Rodolphe en souriant, et que je voudrais…
– Jaloux!!! Et Rigolette de rire. Il n’y a pas de quoi, allez… Pauvre garçon!…
– Sérieusement, ma voisine, j’aurais le plus grand intérêt à savoir où rencontrer M. Germain! Vous connaissez sa demeure, et, sans me vanter, vous devez me croire incapable d’abuser du secret que je vous demande… Je vous le jure dans son intérêt…
– Sérieusement, mon voisin, je crois que vous pouvez vouloir beaucoup de bien à M. Germain; mais il m’a fait promettre de ne dire son adresse à personne… et puisque je ne vous la dis pas à vous, c’est que ça m’est impossible… Cela ne doit pas vous fâcher contre moi… Si vous m’aviez confié un secret, vous seriez content, n’est-ce pas, de me voir agir comme je le fais?
– Mais…
– Tenez, mon voisin, une fois pour toutes, ne me parlez plus de cela… J’ai fait une promesse, je la tiendrai, et, quoi que vous me puissiez dire, je vous répondrai toujours la même chose…
Malgré son étourderie, sa légèreté, la jeune fille accentua ces derniers mots si fermement que Rodolphe comprit, à son grand regret, qu’il n’obtiendrait peut-être pas d’elle ce qu’il désirait savoir. Il lui répugnait d’employer la ruse pour surprendre la confiance de Rigolette; il attendit et reprit gaiement:
– N’en parlons plus, ma voisine. Diable! vous gardez si bien les secrets des autres que je ne m’étonne plus que vous gardiez les vôtres.
– Des secrets, moi! Je voudrais bien en avoir, ça doit être très-amusant.
– Comment! Vous n’avez pas un petit secret de cœur?
– Un secret de cœur?
– Enfin… vous n’avez jamais aimé? dit Rodolphe en regardant bien fixement Rigolette pour tâcher de deviner la vérité.
– Comment! jamais aimé?… Et M. Giraudeau? Et M. Cabrion? Et M. Germain? Et vous donc?…
– Vous ne les avez pas aimés plus que moi?… autrement que moi?
– Ma foi! non; moins peut-être, car il a fallu m’habituer aux yeux louches de M. Giraudeau, à la barbe rousse et aux farces de M. Cabrion, et à la tristesse de M. Germain, car il était bien triste, ce pauvre jeune homme. Vous, au contraire, vous m’avez plu tout de suite…
– Voyons, ma voisine, ne vous fâchez pas; je vais vous parler… en vrai camarade…
– Allez… allez… j’ai le caractère bien fait… Et puis vous êtes si bon que vous n’auriez pas le cœur, j’en suis sûre, de me dire quelque chose qui me fasse de la peine…
– Sans doute… Mais voyons, franchement, vous n’avez jamais eu d’amant?
– Des amants!… Ah! bien oui! Est-ce que j’ai le temps?
– Qu’est-ce que le temps fait à cela?
– Ce que ça fait? Mais tout… D’abord je serais jalouse comme un tigre, je me ferais sans cesse des peines de cœur; eh bien! est-ce que je gagne assez d’argent pour pouvoir perdre deux ou trois heures par jour à pleurer, à me désoler? Et si on me trompait… que de larmes, que de chagrins!… Ah bien! par exemple… c’est pour le coup que ça m’arriérerait joliment!
– Mais tous les amants ne sont pas infidèles, ne font pas pleurer leur maîtresse.
– Ça serait encore pis… s’il était par trop gentil. Est-ce que je pourrais vivre un moment sans lui?… et comme il faudrait probablement qu’il soit toute la journée à son bureau, à son atelier ou à sa boutique, je serais comme une pauvre âme en peine pendant son absence; je me forgerais mille chimères… je me figurerais que d’autres l’aiment… qu’il est auprès d’elles… Et s’il m’abandonnait!… jugez donc!… est-ce que je sais enfin… tout ce qui pourrait m’arriver? Tant il y a que certainement mon travail s’en ressentirait… et alors, qu’est-ce que je deviendrais? C’est tout juste si, tranquille comme je suis, je puis me tenir au courant en travaillant douze à quinze heures par jour… Voyez donc si je perdais trois ou quatre journées par semaine à me tourmenter… comment rattraper ce temps-là?… Impossible!… Il faudrait donc me mettre aux ordres de quelqu’un?… Oh! ça, non!… j’aime trop ma liberté…
– Votre liberté?
– Oui, je pourrais entrer comme première ouvrière chez la maîtresse couturière pour qui je travaille… j’aurais quatre cents francs, logée, nourrie…
– Et vous n’acceptez pas?
– Non, sans doute… je serais à gages chez les autres; au lieu que, si pauvre que soit mon chez-moi, au moins je suis chez moi; je ne dois rien à personne… J’ai du courage, du cœur, de la santé, de la gaieté… un bon voisin comme vous: qu’est-ce qu’il me faut de plus?
– Et vous n’avez jamais songé à vous marier?
– Me marier!… je ne peux me marier qu’à un pauvre comme moi. Voyez les malheureux Morel… voilà où ça mène… tandis que quand on n’a à répondre que pour soi… on s’en tire toujours…
– Ainsi vous ne faites jamais de châteaux en Espagne, de rêves?
– Si… je rêve de ma garniture de cheminée… excepté ça… qu’est-ce que vous voulez que je désire?