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– Mais si un parent vous avait laissé une petite fortune… douze cents francs de rentes, je suppose… à vous qui vivez avec cinq cents francs?

– Dame! ça serait peut-être un bien, peut-être un mal.

– Un mal?

– Je suis heureuse comme je suis: je connais la vie que je mène, je ne sais pas celle que je mènerais si j’étais riche. Tenez, mon voisin, quand, après une bonne journée de travail, je me couche le soir, que ma lumière est éteinte, et qu’à la lueur du petit peu de braise qui reste dans mon poêle je vois ma chambre bien proprette, mes rideaux, ma commode, mes chaises, mes oiseaux, ma montre, ma table chargée d’étoffes qu’on m’a confiées, et que je me dis: «Enfin tout ça est à moi, je ne le dois qu’à moi…» vrai, mon voisin… ces idées-là me bercent bien câlinement, allez!… et quelquefois je m’endors orgueilleuse et toujours contente. Eh bien!… je devrais mon chez-moi à l’argent d’un vieux parent… que ça ne me ferait pas autant de plaisir, j’en suis sûre… Mais tenez, nous voici au Temple, avouez que c’est un superbe coup d’œil!

V Le Temple

Quoique Rodolphe ne partageât pas la profonde admiration de Rigolette à la vue du Temple, il fut néanmoins frappé de l’aspect singulier de cet énorme bazar, qui a ses quartiers et ses passages.

Vers le milieu de la rue du Temple, non loin d’une fontaine qui se trouve à l’angle d’une grande place, on aperçoit un immense parallélogramme construit en charpente et surmonté d’un comble recouvert d’ardoises.

C’est le Temple.

Borné à gauche par la rue du Petit-Thouars, à droite par la rue Percée, il aboutit à un vaste bâtiment circulaire, colossale rotonde entourée d’une galerie à arcades.

Une longue voie, coupant le parallélogramme dans son milieu et dans sa longueur, le partage en deux parties égale; celles-ci sont à leur tour divisées, subdivisées à l’infini par une multitude de petites ruelles latérales et transversales qui se croisent en tous sens et sont abritées de la pluie par le toit de l’édifice.

Dans ce bazar, toute marchandise neuve est généralement prohibée; mais la plus infime rognure d’étoffe quelconque, mais le plus mince débris de fer, de cuivre, de fonte ou d’acier y trouve son vendeur et son acheteur.

Il y a là des négociants en bribes de drap de toutes couleurs, de toutes nuances, de toutes qualités, de tout âge, destinées à assortir les pièces que l’on met aux habits troués ou déchirés.

Il est des magasins où l’on découvre des montagnes de savates éculées, percées, tordues, fendues, choses sans nom, sans forme, sans couleur, parmi lesquelles apparaissent çà et là quelques semelles fossiles, épaisses d’un pouce, constellées de clous comme des portes de prison, dures comme le sabot d’un cheval; véritables squelettes de chaussures, dont toutes les adhérences ont été dévorées par le temps; tout cela est moisi, racorni, troué, corrodé, et tout cela s’achète: il y a des négociants qui vivent de ce commerce.

Il existe des détaillants de ganses, franges, crêtes, cordons, effilés de soie, de coton ou de fil, provenant de la démolition de rideaux complètement hors de service.

D’autres industriels s’adonnent au commerce des chapeaux de femme: ces chapeaux n’arrivent jamais à leur boutique que dans les sacs des revendeuses, après les pérégrinations les plus étranges, les transformations les plus violentes, les décolorations les plus incroyables. Afin que les marchandises ne tiennent pas trop de place dans un magasin ordinairement grand comme une énorme boîte, on plie bien proprement ces chapeaux en deux, après quoi on les aplatit et on les empile excessivement serrés; sauf la saumure, c’est absolument le même procédé que pour la conservation des harengs; aussi ne peut-on se figurer combien, grâce à ce mode d’arrimage, il tient de ces choses dans un espace de quatre pieds carrés.

L’acheteur se présente-t-il, on soustrait ces chiffons à la haute pression qu’ils subissent, la marchande donne, d’un air dégagé, un petit coup de poing dans le fond de la forme pour la relever, défripe la passe sur son genou, et vous avez sous les yeux un objet bizarre, fantastique, qui rappelle confusément à votre souvenir ces coiffures fabuleuses, particulièrement dévolues aux ouvreuses de loges, aux tantes de figurantes ou aux duègnes des théâtres de province.

Plus loin, à l’enseigne du Goût du jour, sous les arcades de la rotonde élevée au bout de la large voie qui sépare le Temple en deux parties, sont appendus comme des ex-voto des myriades de vêtements de couleurs, de formes et de tournures encore plus exorbitantes, encore plus énormes que celles des vieux chapeaux de femme.

Ainsi on trouve des fracs gris de lin crânement rehaussés de trois rangées de boutons de cuivre à la hussarde, et chaudement ornés d’un petit collet fourré en poil de renard.

Des redingotes primitivement vert bouteille, que le temps a rendues vert pistache, bordées d’un cordonnet noir et rajeunies par une doublure écossaise bleue et jaune du plus riant effet.

Des habits dits autrefois à queue de morue, couleur d’amadou, à riche collet de panne, ornés de boutons jadis argentés, mais alors d’un rouge cuivreux.

On y remarque encore des polonaises marron, à collet de peau de chat, côtelées de brandebourgs et d’agréments de coton noir éraillés; non loin d’icelles, des robes de chambre artistement faites avec de vieux carricks dont on a ôté les triples collets et qu’on a intérieurement garnis de morceaux de cotonnade imprimée; les mieux portées sont bleu ou vert sordide, ornées de pièces nuancées, brodées de fil passé, et doublées d’étoffe rouge à rosaces orange, parements et collets pareils; une cordelière, faite d’un vieux cordon de sonnette en laine tordue, sert de ceinture à ces élégants déshabillés, dans lesquels Robert Macaire se fût prélassé avec un orgueilleux bonheur.

Nous ne parlerons que pour mémoire d’une foule de costumes de Frontin plus ou moins équivoques, plus ou moins barbares, au milieu desquels on retrouve pourtant çà et là quelques authentiques livrées royales ou princières que les révolutions de toutes sortes ont traînées du palais aux sombres arceaux de la rotonde du Temple.

Ces exhibitions de vieilles chaussures, de vieux chapeaux et de vieux habits ridicules sont le côté grotesque de ce bazar; c’est le quartier des guenilles prétentieusement parées et déguisées; mais on doit avouer, ou plutôt on doit proclamer que ce vaste établissement est d’une haute utilité pour les classes pauvres ou peu aisées. Là elles achètent, à un rabais excessif, d’excellentes choses presque neuves, dont la dépréciation est pour ainsi dire imaginaire.

Un des côtés du Temple, destiné aux objets de couchage, était rempli de monceaux de couvertures, de draps, de matelas, d’oreillers. Plus loin, c’étaient des tapis, des rideaux, des ustensiles de ménage de toutes sortes; ailleurs, des vêtements, des chaussures, des coiffures pour toutes les conditions, pour tous les âges. Ces objets, généralement d’une extrême propreté, n’offraient à la vue rien de répugnant.

On ne saurait croire, avant d’avoir visité ce bazar, comme il faut peu de temps et peu d’argent pour remplir une charrette de tout ce qui est nécessaire au complet établissement de deux ou trois familles qui manquent de tout.

Rodolphe fut frappé de la manière à la fois empressée, prévenante et joyeuse avec laquelle les marchands, debout en dehors de leurs boutiques, sollicitaient la pratique des passants; ces façons, empreintes d’une sorte de familiarité respectueuse, semblaient appartenir à un autre âge.