Rodolphe donnait le bras à Rigolette. À peine parut-il dans le grand passage, où se tenaient les marchands d’objets de literie, qu’il fut poursuivi des offres les plus séduisantes.
– Monsieur, entrez donc voir mes matelas, c’est comme neuf; je vais vous en découdre un coin, vous verrez la fourniture; on dirait de la laine d’agneau, tant c’est doux et blanc!
– Ma jolie petite dame, j’ai des draps de belle toile, meilleurs que neufs, car leur première rudesse est passée; c’est souple comme un gant, fort comme une trame d’acier.
– Mes gentils mariés, achetez-moi donc de ces couvertures; voyez, c’est moelleux, chaud et léger; on dirait de l’édredon, c’est remis à neuf, ça n’a pas servi vingt fois; voyons, ma petite dame, décidez votre mari, donnez-moi votre pratique, je vous monterai votre ménage pas cher… vous serez contents, vous reviendrez voir la mère Bouvard, vous trouverez de tout chez moi… Hier, j’ai eu une occasion superbe… vous allez voir ça… allons, entrez donc!… la vue n’en coûte rien.
– Ma foi, ma voisine, dit Rodolphe à Rigolette, cette bonne grosse femme aura la préférence… Elle nous prend pour de jeunes mariés, ça me flatte… je me décide pour sa boutique.
– Va pour la grosse femme! dit Rigolette, sa figure me revient aussi!
La grisette et son compagnon entrèrent chez la mère Bouvard.
Par une magnanimité peut-être sans exemple ailleurs qu’au Temple, les rivales de la mère Bouvard ne se révoltèrent pas de la préférence qu’on lui accordait; une de ses voisines poussa même la générosité jusqu’à dire:
– Autant que ça soit la mère Bouvard qu’une autre qui ait cette aubaine; elle a de la famille, et c’est la doyenne et l’honneur du Temple.
Il était d’ailleurs impossible d’avoir une figure plus avenante, plus ouverte et plus réjouie que la doyenne du Temple.
– Tenez, ma jolie petite dame, dit-elle à Rigolette, qui examinait plusieurs objets d’un œil très-connaisseur: deux garnitures de lit complètes, c’est comme tout neuf. Si par hasard vous voulez un vieux petit secrétaire pas cher, en voilà un (la mère Bouvard l’indiqua du geste), je l’ai eu du même lot. Quoique je n’achète pas ordinairement de meubles, je n’ai pu refuser de le prendre; les personnes de qui je tiens tout ça avaient l’air si malheureuses! Pauvre dame!… c’était surtout la vente de cette antiquaille qui semblait lui saigner le cœur… Il paraît que c’était un meuble de famille…
À ces mots, et pendant que la marchande débattait avec Rigolette les prix de différentes fournitures, Rodolphe considéra plus attentivement le meuble que la mère Bouvard lui avait montré.
C’était un de ces anciens secrétaires en bois de rose, d’une forme presque triangulaire, fermé par un panneau antérieur qui, rabattu et soutenu par deux longues charnières de cuivre, sert de table à écrire. Au milieu de ce panneau, orné de marqueterie de bois de couleurs variées, Rodolphe remarqua un chiffre incrusté en ébène, composé d’un M et d’un R entrelacés, et surmonté d’une couronne de comte. Il supposa que le dernier possesseur de ce meuble appartenait à une classe élevée de la société. Sa curiosité redoubla: il regarda le secrétaire avec une nouvelle attention: il visitait machinalement les tiroirs les uns après les autres, lorsque, éprouvant quelque difficulté à ouvrir le dernier, et cherchant la cause de cet obstacle, il découvrit et attira à lui avec précaution une feuille de papier à moitié engagée entre le casier et le fond du meuble.
Pendant que Rigolette terminait ses achats avec la mère Bouvard, Rodolphe examinait curieusement sa découverte.
Aux nombreuses ratures qui couvraient ce papier, on reconnaissait le brouillon d’une lettre inachevée.
Rodolphe lut ce qui suit avec assez de peine:
«Monsieur,
«Soyez persuadé que le malheur le plus effroyable peut seul me contraindre à la démarche que je tente auprès de vous. Ce n’est pas une fierté mal placée qui cause mes scrupules, c’est le manque absolu de titres au service que j’ose vous demander. La vue de ma fille, réduite comme moi au plus affreux dénuement, me fait surmonter mon embarras. Quelques mots seulement sur la cause des désastres qui m’accablent.
«Après la mort de mon mari, il me restait pour fortune trois cent mille francs placés par mon frère chez M. Jacques Ferrand, notaire. Je recevais à Angers, où j’étais retirée avec ma fille, les intérêts de cette somme par l’entremise de mon frère. Vous savez, Monsieur, l’épouvantable événement qui a mis fin à ses jours; ruiné, à ce qu’il paraît, par de secrètes et malheureuses spéculations, il s’est tué il y a huit mois. Lors de ce funeste événement, je reçus de lui quelques lignes désespérées. Lorsque je les lirais; me disait-il, il n’existerait plus. Il terminait cette lettre en me prévenant qu’il ne possédait aucun titre relativement à la somme placée en mon nom chez M. Jacques Ferrand; ce dernier ne donnant jamais de reçu, car il était l’honneur, la piété même, il me suffirait de me présenter chez lui pour que cette affaire fût convenablement réglée.
«Dès qu’il me fut possible de songer à autre chose qu’à la mort affreuse de mon frère, je vins à Paris, où je ne connaissais personne que vous, Monsieur, et encore indirectement par les relations que vous aviez eues avec mon mari. Je vous l’ai dit, la somme déposée chez M. Jacques Ferrand formait toute ma fortune; et mon frère m’envoyait tous les six mois l’intérêt échu de cet argent: plus d’une année était révolue depuis le dernier paiement, je me présentai donc chez M. Jacques Ferrand pour lui demander un revenu dont j’avais le plus grand besoin.
«À peine m’étais-je nommée que, sans respect pour ma douleur, il accusa mon frère de lui avoir emprunté deux mille francs que sa mort lui faisait perdre, ajoutant que, non-seulement son suicide était un crime devant Dieu et devant les hommes, mais encore que c’était un acte de spoliation dont lui, M. Jacques Ferrand, se trouvait victime.
«Cet odieux langage m’indigna: l’éclatante probité de mon frère était bien connue; il avait, il est vrai, à l’insu de moi et de ses amis, perdu sa fortune dans des spéculations hasardées; mais il était mort avec une réputation intacte, regretté de tous, et ne laissant aucune dette, sauf celle du notaire.
«Je répondis à M. Ferrand que je l’autorisais à prendre à l’instant, sur les trois cent mille francs dont il était dépositaire, les deux mille francs que lui devait mon frère. À ces mots, il me regarda d’un air stupéfait et me demanda de quels trois cent mille francs je voulais parler.
«- De ceux que mon frère a placés chez vous depuis dix-huit mois, monsieur, et dont jusqu’à présent vous m’avez fait parvenir les intérêts par son entremise, lui dis-je, ne comprenant pas sa question.
«Le notaire haussa les épaules, sourit de pitié comme si mes paroles n’eussent pas été sérieuses et me répondit que, loin de placer de l’argent chez lui, mon frère lui avait emprunté deux mille francs.
«Il m’est impossible de vous exprimer mon épouvante à cette réponse.
«- Mais alors qu’est devenue cette somme? m’écriai-je. Ma fille et moi nous n’avons pas d’autre ressource; si elle nous est enlevée, il ne nous reste que la misère la plus profonde. Que deviendrons-nous?
«- Je n’en sais rien, répondit froidement le notaire. Il est probable que votre frère, au lieu de placer cette somme chez moi comme il vous l’a dit, l’aura mangée dans les spéculations malheureuses auxquelles il s’adonnait à l’insu de tout le monde.