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«- C’est faux, c’est infâme, monsieur! m’écriai-je. Mon frère était la loyauté même. Loin de me dépouiller, moi et ma fille, il se fût sacrifié pour nous. Il n’avait jamais voulu se marier, pour laisser ce qu’il possédait à mon enfant.

«- Oseriez-vous donc prétendre, madame, que je suis capable de nier un dépôt qui m’aurait été confié? me demanda le notaire avec une indignation qui me parut si honorable et si sincère que je lui répondis:

«- Non, sans doute, monsieur; votre réputation de probité est connue; mais je ne puis pourtant accuser mon frère d’un aussi cruel abus de confiance.

«- Sur quels titres vous fondez-vous pour me faire cette réclamation? me demanda M. Ferrand.

«- Sur aucun, monsieur. Il y a dix-huit mois, mon frère, qui voulait bien se charger de mes affaires, m’a écrit: «J’ai un excellent placement à six pour cent; envoie-moi ta procuration pour vendre tes rentes: je déposerai trois cent mille francs, que je compléterai, chez M. Jacques Ferrand, notaire.» J’ai envoyé ma procuration à mon frère; peu de jours après, il m’a annoncé que le placement était fait chez vous, que vous ne donniez jamais de reçu; et au bout de six mois il m’a envoyé les intérêts échus.

«- Et au moins avez-vous quelques lettres de lui à ce sujet, madame?

«- Non, monsieur. Elles traitaient seulement d’affaires, je ne les conservai pas.

– Je ne puis malheureusement rien à cela, madame, me répondit le notaire. Si ma probité n’était pas au-dessus de tout soupçon, de toute atteinte, je vous dirais: «Les tribunaux vous sont ouverts; attaquez-moi: les juges auront à choisir entre la parole d’un homme honorable, qui depuis trente ans jouit de l’estime des gens de bien, et la déclaration posthume d’un homme qui, après s’être sourdement ruiné dans les entreprises les plus folles, n’a trouvé de refuge que dans le suicide…» Je vous dirais enfin: «Attaquez-moi, madame, si vous l’osez, et la mémoire de votre frère sera déshonorée.» Mais je crois que vous aurez le bon sens de vous résigner à un malheur fort grand, sans doute, mais auquel je suis étranger.

«- Mais enfin, monsieur, je suis mère! Si ma fortune m’est enlevée, moi et ma fille nous n’avons d’autre ressource qu’un modeste mobilier. Cela vendu, c’est la misère, monsieur, l’affreuse misère!

«- Vous avez été dupe, c’est un malheur; je n’y puis rien, me répondit le notaire. Encore une fois, madame, votre frère vous a trompée. Si vous hésitez entre sa parole et la mienne, attaquez-moi: les tribunaux prononceront.

«Je sortis de chez le notaire la mort dans le cœur. Que me restait-il à faire dans cette extrémité? Sans titre pour prouver la validité de ma créance, convaincue de la sévère probité de mon frère, confondue par l’assurance de M. Ferrand, n’ayant personne à qui m’adresser pour demander des conseils (vous étiez alors en voyage), sachant qu’il faut de l’argent pour avoir les avis des gens de loi, et voulant précisément conserver le peu qui me restait, je n’osai entreprendre un tel procès. Ce fut alors…

Ce brouillon de lettre s’arrêtait là; car d’indéchiffrables ratures couvraient quelques lignes qui suivaient encore; enfin au bas, et dans un coin de la page, Rodolphe lut cette espèce de mémento: «Écrire à Mme la duchesse de Lucenay».

Rodolphe resta pensif après la lecture de ce fragment de lettre. Quoique la nouvelle infamie dont on semblait accuser Jacques Ferrand ne fût pas prouvée, cet homme s’était montré si impitoyable envers le malheureux Morel, si infâme envers Louise, sa fille, qu’un déni de dépôt, protégé par une impunité certaine, pouvait à peine étonner de la part d’un pareil misérable.

Cette mère, qui réclamait cette fortune si étrangement disparue, était sans doute habituée à l’aisance. Ruinées par un coup subit, ne connaissant personne à Paris, disait le projet de lettre, quelle devait être l’existence de ces deux femmes dénuées de tout peut-être, seules au milieu de cette ville immense!

Rodolphe avait, on le sait, promis quelques intrigues à Mme d’Harville, en lui assignant, même au hasard, et pour occuper son esprit, un rôle à jouer dans une bonne œuvre à venir, certain d’ailleurs de trouver, avant son prochain rendez-vous avec la marquise, quelque malheur à soulager.

Il pensa que peut-être le hasard le mettait sur la voie d’une noble infortune, qui pourrait, selon son projet, intéresser le cœur et l’imagination de Mme d’Harville.

Le projet de lettre qu’il tenait entre ses mains, et dont la copie n’avait sans doute pas été envoyée à la personne dont on implorait l’assistance, annonçait un caractère fier et résigné que l’offre d’une aumône révolterait sans doute. Alors que de précautions, que de détours, que de ruses délicates pour cacher la source d’un généreux secours ou pour le faire accepter!

Et puis que d’adresse pour s’introduire chez cette femme afin de juger si elle méritait véritablement l’intérêt qu’elle semblait devoir inspirer! Rodolphe entrevoyait là une foule d’émotions neuves, curieuses, touchantes, qui devaient singulièrement amuser Mme d’Harville, ainsi qu’il le lui avait promis.

– Eh bien! mon mari, dit gaiement Rigolette à Rodolphe, qu’est-ce que c’est donc que ce chiffon de papier que vous lisez là?

– Ma petite femme, répondit Rodolphe, vous êtes très-curieuse! Je vous dirai cela tantôt. Avez-vous terminé vos achats?

– Certainement, et vos protégés seront établis comme des rois. Il ne s’agit plus que de payer; Mme Bouvard est bien arrangeante, faut être juste.

– Ma petite femme, une idée: pendant que je vais payer, si vous alliez choisir des vêtements pour Mme Morel et pour ses enfants? Je vous avoue mon ignorance au sujet de ces emplettes. Vous diriez d’apporter cela ici: on ne ferait qu’un voyage et nos pauvres gens auraient tout à la fois.

– Vous avez toujours raison, mon mari Attendez-moi, ça ne sera pas long. Je connais deux marchandes dont je suis la pratique habituelle; je trouverai chez elles tout ce qu’il me faudra.

Et Rigolette sortit.

Mais elle se retourna pour dire:

– Madame Bouvard, je vous confie mon mari; n’allez pas lui faire les yeux doux au moins.

Et de rire, et de disparaître prestement.

VI Découverte

– Faut avouer, monsieur, dit la mère Bouvard à Rodolphe, après le départ de Rigolette, faut avouer que vous avez là une fameuse petite ménagère. Peste!… elle s’entend joliment à acheter; et puis elle est gentille! Rose et blanche, avec de grands beaux yeux noirs et les cheveux pareils… c’est rare!…

– N’est-ce pas qu’elle est charmante, et que je suis un heureux mari, madame Bouvard?

– Aussi heureux mari qu’elle est heureuse femme… j’en suis bien sûre.

– Vous ne vous trompez guère: mais, dites-moi, combien vous dois-je?

– Votre petite ménagère n’a pas voulu démordre de trois cent trente francs pour le tout. Comme il n’y a qu’un Dieu, je ne gagne que quinze francs, car je n’ai pas payé ces objets aussi bon marché que j’aurais pu… je n’ai pas eu le cœur de les marchander… les gens qui vendaient avaient l’air par trop malheureux!