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– Vraiment! Ne sont-ce pas les mêmes personnes à qui vous avez aussi acheté ce petit secrétaire?

– Oui, monsieur… tenez, ça fend le cœur, rien que d’y songer! Figurez-vous qu’avant-hier il arrive ici une dame jeune et belle encore, mais si pâle, si maigre, qu’elle faisait peine à voir… et puis nous connaissons ça, nous autres. Quoiqu’elle fût, comme on dit, tirée à quatre épingles, son vieux châle de laine noir râpé, sa robe d’alépine aussi noire et tout éraillée, son chapeau de paille au mois de janvier (cette dame était en deuil) annonçaient ce que nous appelons une misère bourgeoise, car je suis sûre que c’est une dame très-comme il faut; enfin, elle me demande en rougissant si je veux acheter la fourniture de deux lits complets et un vieux petit secrétaire, je lui réponds que puisque je vends, faut bien que j’achète; que si ça me convient, c’est une affaire faite, mais que je voudrais voir les objets. Elle me prie alors de venir chez elle, pas loin d’ici, de l’autre côté du boulevard, dans une maison sur le quai du canal Saint-Martin. Je laisse ma boutique à ma nièce, je suis la dame, nous arrivons dans une maison à petites gens, comme on dit, tout au fond de la cour; nous montons au quatrième, la dame frappe, une jeune fille de quatorze ans vient ouvrir: elle était aussi en deuil, et aussi pâle et bien maigre; mais malgré ça, belle comme le jour… si belle que je restai en extase.

– Et cette belle jeune fille?

– Était la fille de la dame en deuil… Malgré le froid, une pauvre robe de cotonnade noire à pois blancs et un petit châle de deuil tout usé, voilà ce qu’elle avait sur elle.

– Et leur logis était misérable?

– Figurez-vous, monsieur, deux pièces bien propres, mais nues, mais glaciales que ça en donnait la petite mort; d’abord une cheminée où on ne voyait pas une miette de cendre; il n’y avait pas eu de feu là depuis bien longtemps. Pour tout mobilier, deux lits, deux chaises, une commode, une vieille malle et le petit secrétaire; sur la malle un paquet dans un foulard… Ce petit paquet, c’était tout ce qui restait à la mère et à la fille, une fois leur mobilier vendu. Le propriétaire s’arrangeait des deux bois de lits, des chaises, de la malle, de la table pour ce qu’on lui devait, nous dit le portier, qui était monté avec nous. Alors cette dame me pria bien honnêtement d’estimer, les matelas, les draps, les rideaux, les couvertures. Foi d’honnête femme, monsieur, quoique mon état soit d’acheter bon marché et de vendre cher, quand j’ai vu cette pauvre demoiselle les yeux tout pleins de larmes, et sa mère qui, malgré son sang-froid, avait l’air de pleurer en dedans, j’ai estimé à quinze francs près ce que ça valait, et ça bien au juste, je vous le jure. J’ai même consenti, pour les obliger, à prendre ce petit secrétaire, quoique ce ne soit pas ma partie…

– Je vous l’achète, madame Bouvard…

– Ma foi! tant mieux, monsieur, il me serait resté longtemps sur les bras… Je ne m’en étais chargée que pour lui rendre service, à cette pauvre dame. Je lui dis donc le prix que j’offrais de ces effets… Je m’attendais qu’elle allait marchander, demander plus… Ah! bien oui… C’est encore à ça que j’ai vu que ce n’était pas une dame du commun; misère bourgeoise, allez, monsieur, bien sûr! Je lui dis donc: «C’est tant.» Elle me répond: «C’est bien. Retournons chez vous, vous me payerez, car je ne dois plus revenir dans cette maison.» Alors elle dit à sa fille, qui pleurait assise sur la malle: «- Claire, prends le paquet…» (je me suis bien souvenue du nom, elle l’a appelée Claire). La jeune demoiselle se lève; mais en passant à côté du petit secrétaire, voilà qu’elle se jette à genoux devant et qu’elle se met à sangloter. «- Mon enfant, du courage! On nous regarde», lui dit sa mère à demi-voix, ce qui ne m’a pas empêchée de l’entendre. Vous concevez, monsieur, c’est des gens pauvres, mais fiers malgré ça. Quand la dame m’a donné la clef du petit secrétaire, j’ai vu aussi une larme dans ses yeux rougis; le cœur avait l’air de lui saigner en se séparant de ce vieux meuble, mais elle tâchait de garder son sang-froid et sa dignité devant des étrangers. Enfin elle a averti le portier que je viendrais enlever tout ce que le propriétaire ne gardait pas, et nous sommes revenues ici. La jeune demoiselle donnait le bras à sa mère et portait le petit paquet renfermant tout ce qu’elles possédaient. Je leur ai compté leur argent, trois cent quinze francs, et je ne les ai plus revues.

– Mais leur nom?

– Je ne le sais pas; la dame m’avait vendu ses effets en présence du portier: je n’avais pas besoin de m’informer de son nom… ce qu’elle vendait était bien à elle.

– Mais leur nouvelle adresse?

– Je n’en sais rien non plus.

– Sans doute on la connaît dans son ancien logement?

– Non, monsieur. Quand j’y ai retourné pour chercher mes effets, le portier m’a dit en me parlant de la mère et de la fille: «C’étaient des personnes bien tranquilles, bien respectables et bien malheureuses! Pourvu qu’il ne leur arrive pas malheur! Elles ont l’air comme ça calmes; mais au fond, je suis sûr qu’elles sont désespérées. – Et où vont-elles aller loger à cette heure? que je lui demande. – Ma foi! je n’en sais rien, qu’il me répond; elles sont parties sans me le dire… bien sûr qu’elles ne reviendront plus.»

Les espérances que Rodolphe avait un moment conçues s’évanouirent. Comment découvrir ces deux malheureuses femmes, ayant pour tout indice le nom de la jeune fille, Claire, et ce fragment de brouillon de lettre dont nous avons parlé, au bas duquel se trouvaient ces mots: «Écrire à Mme de Lucenay?» La seule et bien faible chance de retrouver les traces de ces infortunées reposait donc sur Mme de Lucenay, qui se trouvait heureusement de la société de Mme d’Harville.

– Tenez, madame, payez-vous, dit Rodolphe à la marchande, en lui présentant un billet de cinq cents francs.

– Je vas vous rendre, monsieur…

– Où trouverons-nous une charrette pour transporter ces effets?

– Si ça n’est pas trop loin, une grande charrette à bras suffira… il y a celle du père Jérôme, ici près: c’est mon commissionnaire habituel… Quelle est votre adresse, monsieur?

– Rue du Temple, n° 17.

– Rue du Temple, n° 17?… oh! bien, bien, je ne connais que ça!

– Vous êtes allée dans cette maison?

– Plusieurs fois… d’abord, j’ai acheté les hardes à une prêteuse sur gages qui demeure là… c’est vrai qu’elle ne fait pas un beau métier… mais ça ne me regarde pas… elle vend, j’achète, nous sommes quittes… Une autre fois, il n’y a pas six semaines, j’y suis retournée pour le mobilier d’un jeune homme qui demeurait au quatrième et qui déménageait.

– M. François Germain, peut-être? s’écria Rodolphe.

– Juste! Vous le connaissez?

– Beaucoup; malheureusement il n’a pas laissé rue du Temple sa nouvelle adresse, et je ne sais plus où le trouver.

– Si ce n’est que ça, je peux vous tirer d’embarras.

– Vous savez où il demeure?

– Pas précisément, mais je sais où vous pourrez bien sûr le rencontrer.

– Et où cela?

– Chez le notaire où il travaille.

– Un notaire?

– Oui, qui demeure rue du Sentier.