– M. Jacques Ferrand! s’écria Rodolphe.
– Lui-même, un bien saint homme; il y a un crucifix et du bois bénit dans son étude; ça sent la sacristie comme si on y était.
– Mais comment avez-vous su que M. Germain travaillait chez ce notaire?
– Voilà… Ce jeune homme est venu me proposer d’acheter en bloc son petit mobilier. Cette fois-là encore, quoique ce ne soit pas ma partie, j’ai fait affaire du tout, et j’ai ensuite détaillé ici; puisque ça l’arrangeait, ce jeune homme, je ne voulais pas le désobliger. Je lui achète donc son mobilier de garçon… bon…; je le lui paie… bon… Il avait sans doute été content de moi, car au bout de quinze jours il revient pour m’acheter une garniture de lit. Une petite charrette et un commissionnaire l’accompagnaient: on emballe le tout, bon…; mais voilà qu’au moment de payer il s’aperçoit qu’il a oublié sa bourse. Il avait l’air d’un si honnête jeune homme que je lui dis: «Emportez tout de même les effets, je passerai chez vous pour le paiement. – Très-bien, me dit-il, mais je ne suis jamais chez moi: venez demain, rue du Sentier, chez M. Jacques Ferrand, notaire, où je suis employé, je vous payerai.» J’y suis allée le lendemain, il m’a payée; seulement ce que je trouve de drôle, c’est qu’il ait vendu son mobilier pour en acheter un autre quinze jours après.
Rodolphe crut deviner et devina la raison de cette singularité: Germain voulait faire perdre ses traces aux misérables qui le poursuivaient. Craignant sans doute que son déménagement ne les mît sur la voie de sa nouvelle demeure, il avait préféré, pour éviter ce danger, vendre ses meubles et en racheter ensuite.
Rodolphe tressaillit de joie en songeant au bonheur de Mme Georges, qui allait enfin revoir ce fils si longtemps, si vainement cherché.
Rigolette rentra bientôt, l’œil joyeux, la bouche souriante.
– Eh bien! quand je vous le disais! s’écria-t-elle, je ne me suis point trompée… nous aurons dépensé en tout six cent quarante francs, et les Morel seront établis comme des princes… Tenez, tenez… voyez les marchands qui arrivent… sont-ils chargés! Rien ne manquera au ménage de la famille, il y a tout ce qu’il faut, jusqu’à un gril, deux belles casseroles étamées à neuf, et une cafetière… Je me suis dit: «Puisqu’on veut faire les choses en grand, faisons les choses en grand!…» et avec tout ça, c’est au plus si j’aurais perdu trois heures… mais payez vite, mon voisin, et allons-nous-en… Voilà bientôt midi; il va falloir que mon aiguille aille un fameux train pour rattraper cette matinée-là.
Rodolphe paya et quitta le Temple avec Rigolette.
VII Apparition
Au moment où la grisette et son compagnon entraient dans l’allée de leur maison, ils furent presque renversés par Mme Pipelet, qui courait, troublée, éperdue, effarée…
– Ah! mon Dieu! dit Rigolette, qu’est-ce que vous avez donc, madame Pipelet? Où courez-vous comme cela?
– C’est vous! Mademoiselle Rigolette… s’écria Anastasie; c’est le bon Dieu qui vous envoie… aidez-moi à sauver la vie d’Alfred…
– Que dites-vous?
– Ce pauvre vieux chéri est évanoui, ayez pitié de nous!… courez-moi chercher pour deux sous d’absinthe chez le rogomiste, de la plus forte… c’est son remède quand il est indisposé… du pylore… ça le remettra peut-être; soyez charitable, ne me refusez pas, je pourrai retourner auprès d’Alfred. Je suis tout ahurie.
Rigolette abandonna le bras de Rodolphe et courut chez le rogomiste.
– Mais qu’est-il arrivé, madame Pipelet? demanda Rodolphe en suivant la portière, qui retournait à la loge.
– Est-ce que je sais, mon digne monsieur! J’étais sortie pour aller à la mairie, à l’église et chez le traiteur, pour éviter ces trottes-là à Alfred… Je rentre… qu’est-ce que je vois… ce vieux chéri les quatre fers en l’air! Tenez, monsieur Rodolphe, dit Anastasie en ouvrant la porte de sa tanière, voyez si ça ne fend pas le cœur!
Lamentable spectacle!… Toujours coiffé de son chapeau tromblon, plus coiffé même que d’habitude, car le castor douteux, enfoncé violemment sans doute (à en juger par une cassure transversale), cachait ses yeux, M. Pipelet était assis par terre et adossé au pied de son lit.
L’évanouissement avait cessé; Alfred commençait à faire quelques légers mouvements de mains, comme s’il eût voulu repousser quelqu’un ou quelque chose; puis il essaya de se débarrasser de sa visière improvisée.
– Il gigote!… c’est bon signe!… il revient!… s’écria la portière. Et, se baissant, elle lui cria aux oreilles: – Qu’est-ce que tu as, mon Alfred?… C’est ta Stasie qui est là… Comment vas-tu?… On va t’apporter de l’absinthe, ça te remettra. Puis, prenant une voix de fausset des plus caressantes, elle ajouta: – On l’a donc écharpé, assassiné, ce pauvre vieux chéri à sa maman, hein?
Alfred poussa un profond soupir et laissa échapper comme un gémissement ce mot fatidique:
– CABRION!!!
Et ses mains frémissantes semblèrent vouloir de nouveau repousser une vision effrayante.
– Cabrion! encore ce gueux de peintre! s’écria Mme Pipelet. Alfred en a tant rêvé toute la nuit qu’il m’a abîmée de coups de pied. Ce monstre-là est son cauchemar! Non-seulement il a empoisonné ses jours, mais il empoisonne ses nuits; il le poursuit jusque dans son sommeil; oui, monsieur, comme si Alfred serait un malfaiteur, et que ce Cabrion, que Dieu confonde! serait son remords acharné.
Rodolphe sourit discrètement, prévoyant quelque nouveau tour de l’ancien voisin de Rigolette.
– Alfred… réponds-moi, ne fais pas le muet, tu me fais peur, dit Mme Pipelet; voyons, remets-toi… Aussi, pourquoi vas-tu penser à ce gredin-là!… tu sais bien que quand tu y songes, ça te fait le même effet que les choux… ça te porte au pylore et ça t’étouffe.
– Cabrion! répéta M. Pipelet en relevant avec effort son chapeau démesurément enfoncé sur ses yeux, qu’il roula autour de lui d’un air égaré.
Rigolette entra, portant une petite bouteille d’absinthe.
– Merci, mam’zelle; êtes-vous complaisante! dit la vieille; puis elle ajouta: Tiens, vieux chéri, siffle-moi ça, ça va te remettre.
Et Anastasie, approchant vivement la fiole des lèvres de M. Pipelet, entreprit de lui faire avaler l’absinthe.
Alfred eut beau se débattre courageusement, sa femme, profitant de la faiblesse de sa victime, lui maintint la tête d’une main ferme et, de l’autre, lui introduisit le goulot de la petite bouteille entre les dents, et le força de boire l’absinthe; après quoi elle s’écria triomphalement:
– Et alllllez donc! Te voilà sur tes pattes, vieux chéri!
En effet, Alfred, après s’être essuyé la bouche du revers de la main, ouvrit ses yeux, se leva debout et demanda d’un ton encore effarouché:
– L’avez-vous vu?
– Qui?
– Est-il parti?
– Mais qui, Alfred?
– Cabrion!
– Il a osé! s’écria la portière.
M. Pipelet, aussi muet que la statue du commandeur, baissa, comme le spectre, deux fois la tête d’un air affirmatif.
– M. Cabrion est venu ici? demanda Rigolette en retenant une violente envie de rire.