– Ce monstre-là est-il déchaîné après Alfred! s’écria Mme Pipelet. Oh! si j’avais été là avec mon balai… Il l’aurait mangé jusqu’au manche. Mais parle donc, Alfred, raconte-nous donc ton malheur!
M. Pipelet fit signe de la main qu’il allait parler.
On écouta l’homme au chapeau tromblon dans un religieux silence.
Il s’exprima en ces termes d’une voix profondément émue:
– Mon épouse venait de me quitter pour m’éviter la peine d’aller, selon le commandement de monsieur (il s’inclina devant Rodolphe), à la mairie, à l’église et chez le traiteur…
– Ce vieux chéri avait eu le cauchemar toute la nuit; j’ai préféré lui éviter ça, dit Anastasie.
– Ce cauchemar m’était envoyé comme un avertissement d’en haut, reprit religieusement le portier. J’avais rêvé Cabrion… je devais souffrir de Cabrion; la journée avait commencé par un attentat sur la taille de mon épouse…
– Alfred… Alfred… tais-toi donc! Ça me gêne devant le monde…, dit Mme Pipelet en minaudant, roucoulant et baissant les yeux d’un air pudique.
– Je croyais avoir payé ma dette de malheur à cette journée de malheur après le départ de ces luxurieux malfaiteurs, reprit M. Pipelet, lorsque… Dieu! mon Dieu!
– Voyons, Alfred, du courage!
– J’en aurai, répondit héroïquement M. Pipelet; il m’en faut… J’en aurai… J’étais donc là, assis tranquillement devant ma table, réfléchissant à un changement que je voulais opérer dans l’empeigne de cette botte, confiée à mon industrie… lorsque j’entends un bruit… un frôlement au carreau de ma loge… Fut-ce un pressentiment… un avis d’en haut? Mon cœur se serra; je levai la tête… et, à travers la vitre, je vis… je vis…
– Cabrion! s’écria Anastasie en joignant les mains.
– Cabrion! répondit sourdement M. Pipelet. Sa figure hideuse était là, collée à la fenêtre, me regardant avec ses yeux de chat… qu’est-ce que je dis?… de tigre!… juste comme dans un rêve… Je voulus parler, ma langue était collée à mon palais; je voulus me lever, j’étais collé à mon siège… ma botte me tomba des mains, et, comme dans tous les événements critiques et importants de ma vie… je restai complètement immobile… Alors la clef tourna dans la serrure, la porte s’ouvrit, Cabrion entra!
– Il entra!… Quel front! reprit Mme Pipelet, aussi atterrée que son mari de cette audace.
– Il entra lentement, reprit Alfred, s’arrêta un moment à la porte, comme pour me fasciner de son regard atroce… puis il s’avança vers moi, s’arrêtant à chaque pas, me transperçant de l’œil, sans dire un mot, droit, muet, menaçant comme un fantôme!…
– C’est-à-dire que j’en ai le dos qui m’en hérisse, dit Anastasie.
– Je restais de plus en plus immobile et assis sur ma chaise… Cabrion s’avançait toujours lentement… me tenant sous son regard comme le serpent l’oiseau… car il me faisait horreur, et malgré moi je le fixais. Il arrive tout près de moi… Je ne puis davantage supporter son aspect révoltant… c’était trop fort… je n’y tiens plus… je ferme les yeux… Alors, je le sens qui ose porter ses mains sur mon chapeau; il le prend par le haut, l’ôte lentement de dessus ma tête… et me met le chef à nu! Je commençais à être saisi d’un vertige… ma respiration était suspendue… les oreilles me bourdonnaient… j’étais de plus en plus collé à mon siège, je fermais les yeux de plus en plus fort. Alors, Cabrion se baisse, me prend ma tête chauve; que j’ai le droit de dire, ou plutôt que j’avais le droit de dire vénérable avant son attentat… il me prend donc la tête entre ses mains froides comme des mains de mort… et sur mon front glacé de sueur il dépose… un baiser effronté! impudique!!!
Anastasie leva les bras au ciel.
– Mon ennemi le plus acharné venir me baiser au front!… me forcer à subir ses dégoûtantes caresses, après m’avoir odieusement persécuté pour posséder de mes cheveux!… une pareille monstruosité me donna beaucoup à penser et me paralysa… Cabrion profita de ma stupeur pour me remettre mon chapeau sur la tête, puis, d’un coup de poing, il me l’enfonça jusque sur les yeux, comme vous l’avez vu. Ce dernier outrage me bouleversa, la mesure fut comblée, tout tourna autour de moi, et je m’évanouis au moment où je le voyais, par-dessous les bords de mon chapeau, sortir de la loge aussi tranquillement, aussi lentement qu’il y était entré.
Puis, comme si ce récit eût épuisé ses forces, M. Pipelet retomba sur sa chaise en levant ses mains au ciel en manière de muette imprécation.
Rigolette sortit brusquement, son courage était à bout, son envie de rire l’étouffait; elle ne put se contraindre plus longtemps. Rodolphe avait lui-même difficilement gardé son sérieux.
Tout à coup, cette rumeur confuse qui annonce l’arrivée d’un rassemblement populaire retentit dans la rue; on entendit un grand tumulte en dehors de la porte de l’allée, et bientôt des crosses de fusil résonnèrent sur la dalle de la porte.
VIII L’arrestation
– Mon Dieu! monsieur Rodolphe, s’écria Rigolette en accourant pâle et tremblante, il y a là un commissaire de police et la garde!
– La justice divine veille sur moi! dit M. Pipelet dans un élan de religieuse reconnaissance; on vient arrêter Cabrion… Malheureusement il est trop tard!
Un commissaire de police, reconnaissable à l’écharpe que l’on apercevait sous son habit noir, entra dans la loge; sa physionomie était grave, digne et sévère.
– Monsieur le commissaire, il est trop tard, le malfaiteur s’est évadé! dit tristement M. Pipelet; mais je puis vous donner son signalement… Sourire atroce, regards effrontés… manières…
– De qui parlez-vous? demanda le magistrat.
– De Cabrion! monsieur le commissaire… Mais, en se hâtant, il serait peut-être encore temps de l’atteindre, répondit M. Pipelet.
– Je ne sais pas ce que c’est que Cabrion, dit impatiemment le magistrat; le nommé Jérôme Morel, ouvrier lapidaire, demeure dans cette maison?
– Oui, mon commissaire, dit Mme Pipelet, se mettant au port d’arme.
– Conduisez-moi à son logement.
– Morel le lapidaire! reprit la portière au comble de la surprise; mais c’est la brebis du bon Dieu! Il est incapable de…
– Jérôme Morel demeure-t-il ici, oui ou non?
– Il y demeure, mon commissaire… avec sa famille, dans une mansarde.
– Conduisez-moi donc à cette mansarde.
Puis s’adressant à un homme qui l’accompagnait, le magistrat lui dit:
– Que les deux gardes municipaux attendent en bas et ne quittent pas l’allée. Envoyez Justin chercher un fiacre.
L’homme s’éloigna pour exécuter ces ordres.
– Maintenant, reprit le magistrat en s’adressant à M. Pipelet, conduisez-moi chez Morel.
– Si ça vous est égal, mon commissaire, je remplacerai Alfred; il est indisposé des suites de Cabrion… qui, comme les choux, lui reste sur le pylore.
– Vous ou votre mari, peu importe, allons!
Et, précédé de Mme Pipelet, il commença de monter l’escalier; mais bientôt il s’arrêta, se voyant suivi par Rodolphe et par Rigolette.