Le cœur de Rodolphe se brisa, il n’eut pas la force de répondre une parole.
Le commissaire dit sévèrement à Louise:
– Vous vous appelez Louise Morel?
– Oui, monsieur, répondit la jeune fille interdite.
Rodolphe avait ouvert la chambre de Rigolette.
– Vous êtes Jérôme Morel, son père? ajouta le magistrat en s’adressant au lapidaire.
– Oui… monsieur… mais…
– Entrez là avec votre fille.
Et le magistrat montra la chambre de Rigolette, où se trouvait déjà Rodolphe.
Rassurés par la présence de ce dernier, le lapidaire et Louise, étonnés, troublés, obéirent au commissaire; celui-ci ferma la porte et dit à Morel avec émotion:
– Je sais combien vous êtes honnête et malheureux; c’est donc à regret que je vous apprends qu’au nom de la loi… je viens arrêter votre fille.
– Tout est découvert… je suis perdue!… s’écria Louise épouvantée, en se jetant dans les bras de son père.
– Qu’est-ce que tu dis?… Qu’est-ce que tu dis?… reprit Morel stupéfait. Tu es folle… pourquoi perdue?… T’arrêter!… Pourquoi t’arrêter?… Qui viendrait t’arrêter?…
– Moi… au nom de la loi! et le commissaire montra son écharpe.
– Oh! malheureuse!… Malheureuse!… s’écria Louise en tombant agenouillée.
– Comment! Au nom de la loi? dit l’artisan, dont la raison, fortement ébranlée par ce nouveau coup, commençait à s’affaiblir; pourquoi arrêter ma fille au nom de la loi?… Je réponds de Louise, moi; c’est ma fille, ma digne fille… pas vrai, Louise? Comment? t’arrêter, quand notre bon ange te rend à nous pour nous consoler de la mort de ma petite Adèle? Allons donc! Ça ne se peut pas!… Et puis, monsieur le commissaire, parlant par respect, on n’arrête que les misérables, entendez-vous?… Et Louise, ma fille, n’est pas une misérable. Bien sûr, vois-tu, mon enfant, ce monsieur se trompe… Je m’appelle Morel; il y a plus d’un Morel… tu t’appelles Louise; il y a plus d’une Louise… c’est ça; voyez-vous, monsieur le commissaire, il y a erreur, certainement il y a erreur!
– Il n’y a malheureusement pas erreur!… Louise Morel, faites vos adieux à votre père.
– Vous m’enlevez ma fille, vous!… s’écria l’ouvrier furieux de douleur, en s’avançant vers le magistrat d’un air menaçant.
Rodolphe saisit le lapidaire par le bras et lui dit:
– Calmez-vous, espérez; votre fille vous sera rendue… son innocence sera prouvée; elle n’est sans doute pas coupable.
– Coupable de quoi?… Elle ne peut être coupable de rien… Je mettrai ma main au feu que… Puis, se souvenant de l’or que Louise avait apporté pour payer la lettre de change, Morel s’écria: Mais cet argent!… cet argent de ce matin, Louise?
Et il jeta sur sa fille un regard terrible.
Louise comprit.
– Moi, voler! s’écria-t-elle, et les joues colorées d’une généreuse indignation, son accent, son geste rassurèrent son père.
– Je le savais bien! s’écria-t-il. Vous voyez, monsieur le commissaire… Elle le nie… et de sa vie, elle n’a menti, je vous le jure… Demandez à tous ceux qui la connaissent, ils vous l’affirmeront comme moi. Elle, mentir! Ah! bien oui… elle est trop fière pour ça; d’ailleurs, la lettre de change a été payée par notre bienfaiteur… Cet or, elle ne veut pas le garder; elle allait le rendre à la personne qui le lui a prêté en lui défendant de la nommer… n’est-ce pas, Louise?
– On n’accuse pas votre fille d’avoir volé, dit le magistrat.
– Mais, mon Dieu! de quoi l’accuse-t-on alors? Moi, son père, je vous jure que, de quoi qu’on puisse l’accuser, elle est innocente; et de ma vie non plus je n’ai menti.
– À quoi bon connaître cette accusation? lui dit Rodolphe, ému de ses douleurs; l’innocence de Louise sera prouvée; la personne qui s’intéresse vivement à vous protégera votre fille… Allons, du courage… cette fois encore la Providence ne vous faillira pas. Embrassez votre fille, vous la reverrez bientôt…
– Monsieur le commissaire, s’écria Morel sans écouter Rodolphe, on n’enlève pas une fille à son père sans lui dire au moins de quoi on l’accuse! Je veux tout savoir… Louise, parleras-tu?
– Votre fille est accusée d’infanticide, dit le magistrat.
– Je… je… ne comprends pas… je vous…
Et Morel, atterré, balbutia quelques mots sans suite.
– Votre fille est accusée d’avoir tué son enfant, reprit le commissaire profondément ému de cette scène, mais il n’est pas encore prouvé qu’elle ait commis ce crime.
– Oh! non, cela n’est pas, monsieur, cela n’est pas! s’écria Louise avec force en se relevant. Je vous jure qu’il était mort! Il ne respirait plus… il était glacé… j’ai perdu la tête… voilà mon crime… Mais tuer mon enfant, oh! jamais!…
– Ton enfant, misérable! s’écria Morel en levant ses deux mains sur Louise, comme s’il eût voulu l’anéantir sous ce geste et sous cette imprécation terrible.
– Grâce, mon père! Grâce!… s’écria-t-elle.
Après un moment de silence effrayant, Morel reprit avec un calme plus effrayant encore:
– Monsieur le commissaire, emmenez cette créature… ce n’est pas là ma fille…
Le lapidaire voulut sortir; Louise se jeta à ses genoux, qu’elle embrassa de ses deux bras, et la tête renversée en arrière, éperdue et suppliante, elle s’écria:
– Mon père! écoutez-moi seulement… écoutez-moi!
– Monsieur le commissaire, emmenez-la donc, je vous l’abandonne, disait le lapidaire en faisant tous ses efforts pour se dégager des étreintes de Louise.
– Écoutez-la, lui dit Rodolphe en l’arrêtant, ne soyez pas maintenant impitoyable.
– Elle!!! mon Dieu! mon Dieu!… Elle!!! répétait Morel en portant ses deux mains à son front, elle déshonorée!… Oh! l’infâme!… l’infâme!
– Et si elle s’est déshonorée pour vous sauver?… lui dit tout bas Rodolphe.
Ces mots firent sur Morel une impression foudroyante; il regarda sa fille éplorée, toujours agenouillée à ses pieds; puis, l’interrogeant d’un coup d’œil impossible à peindre, il s’écria d’une voix sourde, les dents serrées par la rage:
– Le notaire?
Une réponse vint sur les lèvres de Louise… Elle allait parler, mais, la réflexion l’arrêtant sans doute, elle baissa la tête en silence et resta muette.
– Mais non, il voulait me faire emprisonner ce matin! reprit Morel en éclatant, ce n’est donc pas lui?… Oh! tant mieux!… tant mieux!… Elle n’a pas même d’excuse à sa faute, je ne serai pour rien dans son déshonneur… Je pourrai sans remords la maudire!…
– Non! non!… ne me maudissez pas, mon père!… À vous, je dirai tout… à vous seul; et vous verrez… vous verrez si je ne mérite pas votre pardon…