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– Pendant les premiers temps de mon séjour chez M. Ferrand, reprit Louise, je n’ai pas eu à me plaindre de lui. J’avais beaucoup de travail, la femme de charge me rudoyait souvent, la maison était triste, mais j’endurais avec patience; le service est le service; ailleurs j’aurais eu d’autres désagréments. M. Ferrand avait une figure sévère, il allait à la messe, il recevait souvent des prêtres; je ne me défiais pas de lui. Dans les commencements, il me regardait à peine; il me parlait très-durement, surtout en présence des étrangers.

«Excepté le portier, qui logeait sur la rue, dans le corps de logis où est l’étude, j’étais seule de domestique avec Mme Séraphin, la femme de charge. Le pavillon que nous occupions était une grande masure isolée, entre la cour et le jardin. Ma chambre était tout en haut. Bien souvent j’avais peur, restant le soir toujours seule, ou dans la cuisine, qui est souterraine, ou dans ma chambre. La nuit, il me semblait quelquefois entendre des bruits sourds et extraordinaires à l’étage au-dessous de moi, que personne n’habitait, et où seulement M. Germain venait souvent travailler dans le jour; deux des fenêtres de cet étage étaient murées, et une des portes, très-épaisse, était renforcée de lames de fer. La femme de charge m’a dit depuis que dans cet endroit se trouvait la caisse de M. Ferrand.

«Un jour j’avais veillé très-tard pour finir des raccommodages pressés; j’allais pour me coucher, lorsque j’entendis marcher doucement dans le petit corridor au bout duquel était ma chambre; on s’arrêta à ma porte; d’abord je supposai que c’était la femme de charge; mais, comme on n’entrait pas, cela me fit peur; je n’osais bouger, j’écoutais, on ne remuait pas, j’étais pourtant sûre qu’il y avait quelqu’un derrière ma porte: je demandai par deux fois qui était là… on ne me répondit rien. De plus en plus effrayée, je poussai ma commode contre la porte, qui n’avait ni verrou, ni serrure. J’écoutai toujours, rien ne bougea; au bout d’une demi-heure, qui me parut bien longue, je me jetai sur mon lit; la nuit se passa tranquillement. Le lendemain, je demandai à la femme de charge la permission de faire mettre un verrou à ma chambre, qui n’avait pas de serrure, lui racontant ma peur de la nuit; elle me répondit que j’avais rêvé, qu’il fallait d’ailleurs m’adresser à M. Ferrand pour ce verrou. À ma demande, il haussa les épaules, me dit que j’étais folle; je n’osai plus en parler.

«À quelque temps de là, arriva le malheur du diamant. Mon père, désespéré, ne savait comment faire. Je contai son chagrin à Mme Séraphin, elle me répondit: «Monsieur est si charitable qu’il fera peut-être quelque chose pour votre père.» Le soir même, je servais à table, M. Ferrand me dit brusquement: «Ton père a besoin de treize cents francs; va ce soir lui dire de passer demain à mon étude, il aura son argent. C’est un honnête homme, il mérite qu’on s’intéresse à lui.» À cette marque de bonté, je fondis en larmes: je ne savais comment remercier mon maître; il me dit avec sa brusquerie ordinaire: «C’est bon, c’est bon; ce que je fais est tout simple…» Le soir, après mon ouvrage, je vins annoncer cette bonne nouvelle à mon père, et le lendemain…

– J’avais les treize cents francs contre une lettre de change à trois mois de date, acceptée en blanc par moi, dit Morel; je fis comme Louise, je pleurai de reconnaissance; j’appelai cet homme mon bienfaiteur… mon sauveur. Oh! il a fallu qu’il fût bien méchant pour détruire la reconnaissance et la vénération que je lui avais vouées…

– Cette précaution de vous faire souscrire une lettre de change en blanc, à une échéance tellement rapprochée que vous ne pouviez la payer, n’éveilla pas vos soupçons? lui demanda Rodolphe.

– Non, monsieur; j’ai cru que le notaire prenait ses sûretés, voilà tout; d’ailleurs, il me dit que je n’avais pas besoin de songer à rembourser cette somme avant deux ans; tous les trois mois je lui renouvellerais seulement la lettre de change pour plus de régularité; cependant, à la première échéance, on l’a présentée ici, elle n’a pas été payée, il a obtenu jugement contre moi, sous le nom d’un tiers; mais il m’a fait dire que ça ne devait pas m’inquiéter… que c’était une erreur de son huissier.

– Il voulait ainsi vous tenir en sa puissance, dit Rodolphe.

– Hélas! oui, monsieur; car ce fut à dater de ce jugement qu’il commença de… Mais continue, Louise… continue… Je ne sais plus où j’en suis… la tête me tourne… j’ai comme des absences… j’en deviendrai fou!… C’est par trop aussi… c’est par trop!…

Rodolphe calma le lapidaire… Louise reprit:

– Je redoublais de zèle, afin de reconnaître, comme je le pouvais, les bontés de M. Ferrand pour nous. La femme de charge me prit dès lors en grande aversion; elle trouvait du plaisir à me tourmenter, à me mettre dans mon tort en ne me répétant pas les ordres que M. Ferrand lui donnait pour moi; je souffrais de ces désagréments, j’aurais préféré une autre place; mais l’obligation que mon père avait à mon maître m’empêchait de m’en aller. Depuis trois mois M. Ferrand avait prêté cet argent; il continuait de me brusquer devant Mme Séraphin; cependant il me regardait quelquefois à la dérobée d’une manière qui m’embarrassait, et il souriait en me voyant rougir.

– Vous comprenez, monsieur? Il était alors en train d’obtenir contre moi une contrainte par corps.

– Un jour, reprit Louise, la femme de charge sort après le dîner, contre son habitude; les clercs quittent l’étude; ils logeaient dehors. M. Ferrand envoie le portier en commission, je reste à la maison seule avec mon maître; je travaillais dans l’antichambre, il me sonne. J’entre dans sa chambre à coucher, il était debout devant la cheminée; je m’approche de lui, il se retourne brusquement, me prend dans ses bras… Sa figure était rouge comme du sang, ses yeux brillaient. J’eus une peur affreuse, la frayeur m’empêcha d’abord de faire un mouvement; mais, quoiqu’il soit très-fort, je me débattis si vivement que je lui échappai; je me sauvai dans l’antichambre, dont je poussai la porte, la tenant de toutes mes forces; la clef était de son côté.

– Vous l’entendez, monsieur, vous l’entendez, dit Morel à Rodolphe, voilà la conduite de ce digne bienfaiteur.

– Au bout de quelques moments la porte céda sous ses efforts, reprit Louise, heureusement la lampe était à ma portée, j’eus le temps de l’éteindre. L’antichambre était éloignée de la pièce où il se tenait; il se trouva tout à coup dans l’obscurité, il m’appela, je ne répondis pas; il me dit alors d’une voix tremblante de colère: «Si tu essaies de m’échapper, ton père ira en prison pour les treize cents francs qu’il me doit et qu’il ne peut payer.» Je le suppliai d’avoir pitié de moi, je lui promis de faire tout au monde pour le bien servir, pour reconnaître ses bontés, mais je lui déclarai que rien ne me forcerait à m’avilir.

– C’est pourtant bien là le langage de Louise, dit Morel, de ma Louise quand elle avait le droit d’être fière. Mais comment?… Enfin, continue, continue…

– Je me trouvais toujours dans l’obscurité; j’entends, au bout d’un moment, fermer la porte de sortie de l’antichambre, que mon maître avait trouvée, à tâtons. Il me tenait ainsi en son pouvoir; il court chez lui et revient bientôt avec une lumière. Je n’ose vous dire, mon père, la lutte nouvelle qu’il me fallut soutenir, ses menaces, ses poursuites de chambre en chambre: heureusement le désespoir, la peur, la colère me donnèrent des forces: ma résistance le rendait furieux, il ne se possédait plus. Il me maltraita, me frappa; j’avais la figure en sang…