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– Mon Dieu! Mon Dieu! s’écria le lapidaire en levant les mains au ciel, ce sont là des crimes pourtant… et il n’y a pas de punition pour un tel monstre… il n’y en a pas…

– Peut-être, dit Rodolphe, qui semblait réfléchir profondément; puis, s’adressant à Louise: Courage! Dites tout.

– Cette lutte durait depuis longtemps; mes forces m’abandonnaient, lorsque le portier, qui était rentré, sonna deux coups: c’était une lettre qu’on annonçait. Craignant, si je n’allais pas la chercher, que le portier ne l’apportât lui-même, M. Ferrand me dit: «- Va-t’en!… Dis un mot, et ton père est perdu; si tu cherches à sortir de chez moi, il est encore perdu; si on vient aux renseignements sur toi, je t’empêcherai de te placer, en laissant entendre, sans l’affirmer, que tu m’as volé. Je dirai de plus que tu es une détestable servante…» Le lendemain de cette scène, malgré les menaces de mon maître, j’accourus ici tout dire à mon père. Il voulait me faire à l’instant quitter cette maison… mais la prison était là… Le peu que je gagnais devenait indispensable à notre famille depuis la maladie de ma mère… Et les mauvais renseignements que M. Ferrand me menaçait de donner sur moi m’auraient empêchée de me placer ailleurs pendant bien longtemps peut-être.

– Oui, dit Morel avec une sombre amertume, nous avons eu la lâcheté, l’égoïsme de laisser notre enfant retourner là… Oh! je vous le disais bien, la misère… la misère… que d’infamies elle fait commettre!…

– Hélas! mon père, n’avez-vous pas essayé de toutes manières de vous procurer ces treize cents francs? Cela étant impossible, il a bien fallu nous résigner.

– Va, va, continue… Les tiens ont été tes bourreaux; nous sommes plus coupables que toi du malheur qui t’arrive, dit le lapidaire en cachant sa figure dans ses mains.

– Lorsque je revis mon maître, reprit Louise, il fut pour moi, comme il avait été avant la scène dont je vous ai parlé, brusque et dur; il ne me dit pas un mot du passé; la femme de charge continua de me tourmenter; elle me donnait à peine ce qui m’était nécessaire pour me nourrir, enfermait le pain sous clef; quelquefois, par méchanceté, elle souillait devant moi les restes du repas qu’on me laissait, car presque toujours elle mangeait avec M. Ferrand. La nuit, je dormais à peine, je craignais à chaque instant de voir le notaire entrer dans ma chambre, qui ne fermait pas; il m’avait fait ôter la commode que je mettais devant ma porte pour me garder; il ne me restait qu’une chaise, une petite table et ma malle. Je tâchais de me barricader avec cela comme je pouvais, et je me couchais tout habillée. Pendant quelque temps il me laissa tranquille; il ne me regardait même pas. Je commençais à me rassurer un peu, pensant qu’il ne songeait plus à moi. Un dimanche, il m’avait permis de sortir; je vins annoncer cette bonne nouvelle à mon père et à ma mère: nous étions tous bien heureux!… C’est jusqu’à ce moment que vous avez tout su, mon père… Ce qui me reste à vous dire – et la voix de Louise trembla – est affreux… je vous l’ai toujours caché.

– Oh! j’en étais bien sûr… bien sûr… que tu me cachais un secret, s’écria Morel avec une sorte d’égarement et une singulière volubilité d’expression qui étonna Rodolphe. Ta pâleur, tes traits… auraient dû m’éclairer. Cent fois je l’ai dit à ta mère… mais bah! bah! bah! elle me rassurait… La voilà bien! La voilà bien! Pour échapper au mauvais sort, laisser notre fille chez ce monstre!… Et notre fille, où va-t-elle? sur le banc des criminels… La voilà bien! Ah! mais aussi… enfin… qui sait?… Au fait… parce qu’on est pauvre… oui… mais les autres?… Bah… bah… les autres… Puis, s’arrêtant comme pour rassembler ses pensées qui lui échappaient, Morel se frappa le front et s’écria: Tiens! je ne sais plus ce que je dis… la tête me fait un mal horrible… il me semble que je suis gris…

Et il cacha sa tête dans ses deux mains.

Rodolphe ne voulut pas laisser voir à Louise combien il était effrayé de l’incohérence du langage du lapidaire; il reprit gravement:

– Vous n’êtes pas juste, Morel; ce n’est pas pour elle seule, mais pour sa mère, pour ses enfants, pour vous-même, que votre pauvre femme redoutait les funestes conséquences de la sortie de Louise de chez le notaire… N’accusez personne… Que toutes les malédictions, que toutes les haines retombent sur un seul homme… sur ce monstre d’hypocrisie, qui plaçait une fille entre le déshonneur et la ruine… la mort peut-être de son père et de sa famille; sur ce maître qui abusait d’une manière infâme de son pouvoir de maître… Mais patience, je vous l’ai dit, la Providence réserve souvent au crime des vengeances surprenantes et épouvantables.

Les paroles de Rodolphe étaient, pour ainsi dire, empreintes d’un tel caractère de certitude et de conviction en parlant de cette vengeance providentielle, que Louise regarda son sauveur avec surprise, presque avec crainte.

– Continuez, mon enfant, reprit Rodolphe en s’adressant à Louise, ne nous cachez rien… cela est plus important que vous ne le pensez.

– Je commençais donc à me rassurer un peu, dit Louise, lorsqu’un soir M. Ferrand et la femme de charge sortirent chacun de leur côté. Ils ne dînèrent pas à la maison, je restai seule; comme d’habitude, on me laissa ma ration d’eau, de pain et de vin, après avoir fermé à clef les buffets. Mon ouvrage terminé, je dînai, et puis, ayant peur toute seule dans les appartements, je remontai dans ma chambre, après avoir allumé la lampe de M. Ferrand. Quand il sortait le soir, on ne l’attendait jamais. Je me mis à travailler, et, contre mon ordinaire, peu à peu le sommeil me gagna… Ah! mon père! s’écria Louise en s’interrompant avec crainte, vous allez ne pas me croire… vous allez m’accuser de mensonge… et pourtant, tenez, sur le corps de ma pauvre petite sœur, je vous jure que je vous dis bien la vérité…

– Expliquez-vous, dit Rodolphe.

– Hélas! monsieur, depuis sept mois je cherche en vain à m’expliquer à moi-même cette nuit affreuse… sans pouvoir y parvenir; j’ai manqué perdre la raison en tâchant d’éclaircir ce mystère.

– Mon Dieu! Mon Dieu! Que va-t-elle dire? s’écria le lapidaire, sortant de l’espèce de stupeur indifférente qui l’accablait par intermittence depuis le commencement de ce récit.

– Je m’étais, contre mon habitude, endormie sur ma chaise…, reprit Louise. Voilà la dernière chose dont je me souviens… Avant, avant… oh! mon père, pardon… Je vous jure que je ne suis pas coupable pourtant…

– Je te crois! Je te crois! Mais parle.

– Je ne sais depuis combien de temps je dormais lorsque je m’éveillai, toujours dans ma chambre, mais couchée et déshonorée par M. Ferrand, qui était auprès de moi.

– Tu mens, tu mens! s’écria le lapidaire furieux. Avoue-moi que tu as cédé à la violence, à la peur de me voir traîner en prison, mais ne mens pas ainsi!

– Mon père, je vous jure…

– Tu mens, tu mens!… Pourquoi le notaire aurait-il voulu me faire emprisonner, puisque tu lui avais cédé?

– Cédé, oh! non, mon père! Mon sommeil fut si profond que j’étais comme morte… Cela vous semble extraordinaire, impossible… Mon Dieu, je le sais bien, car à cette heure je ne peux encore le comprendre.

– Et moi je comprends tout, reprit Rodolphe en interrompant Louise, ce crime manquait à cet homme. N’accusez pas votre fille de mensonge, Morel… Dites-moi, Louise, en dînant, avant de monter dans votre chambre, n’avez-vous pas remarqué quelque goût étrange à ce que vous avez bu? Tâchez de bien vous rappeler cette circonstance.