Après un moment de réflexion, Louise répondit:
– Je me souviens, en effet, que le mélange d’eau et de vin que Mme Séraphin me laissa, selon son habitude, avait un goût un peu amer; je n’y ai pas alors fait attention parce que quelquefois la femme de charge s’amusait à mettre du sel ou du poivre dans ce que je buvais.
– Et ce jour-là cette boisson vous a semblé amère?
– Oui, monsieur, mais pas assez pour m’empêcher de la boire; j’ai cru que le vin était tourné.
Morel, l’œil fixe, un peu hagard, écoutait les questions de Rodolphe et les réponses de Louise sans paraître comprendre leur portée.
– Avant de vous endormir sur votre chaise, n’avez-vous pas senti votre tête pesante, vos jambes alourdies?
– Oui, monsieur; les tempes me battaient, j’avais un léger frisson, j’étais mal à mon aise.
– Oh! le misérable! le misérable! s’écria Rodolphe. Savez-vous, Morel, ce que cet homme a fait boire à votre fille?
L’artisan regarda Rodolphe sans lui répondre.
– La femme de charge, sa complice, avait mêlé dans le breuvage de Louise un soporifique, de l’opium, sans doute; les forces, la pensée de votre fille, ont été paralysées pendant quelques heures; en sortant de ce sommeil léthargique, elle était déshonorée!…
– Ah! maintenant, s’écria Louise, mon malheur s’explique. Vous le voyez, mon père, je suis moins coupable que je ne le paraissais. Mon père, mon père, réponds-moi donc!
Le regard du lapidaire était d’une effrayante fixité.
Une si horrible perversité ne pouvait entrer dans l’esprit de cet homme naïf et honnête. Il comprenait à peine cette affreuse révélation.
Et puis, faut-il le dire, depuis quelques moments sa raison lui échappait; par instants ses idées s’obscurcissaient; alors il tombait dans ce néant de la pensée qui est à l’intelligence ce que la nuit est à la vue… formidable symptôme de l’aliénation mentale.
Pourtant Morel reprit d’une voix sourde, brève et précipitée:
– Oh! oui, c’est bien mal, bien mal, très-mal.
Et il retomba dans son apathie.
Rodolphe le regarda avec anxiété, il crut que l’énergie de l’indignation commençait à s’épuiser chez ce malheureux, de même qu’à la suite de violents chagrins souvent les larmes manquent.
Voulant terminer le plus tôt possible ce triste entretien, Rodolphe dit à Louise:
– Courage, mon enfant, achevez de nous dévoiler ce tissu d’horreurs.
– Hélas! monsieur, ce que vous avez entendu n’est rien encore. En voyant M. Ferrand auprès de moi, je jetai un cri de frayeur. Je voulus fuir, il me retint de force; je me sentais encore si faible, si appesantie, sans doute, à cause de ce breuvage dont vous m’avez parlé, que je ne pus m’échapper de ses mains. «Pourquoi te sauver maintenant? me dit M. Ferrand d’un air étonné qui me confondit. Quel est ton caprice? Ne suis-je pas là de ton consentement? – Ah! monsieur, c’est indigne, m’écriai-je; vous avez abusé de mon sommeil, pour me perdre! Mon père le saura.» Mon maître éclata de rire: «J’ai abusé, de ton sommeil, moi! mais tu plaisantes? À qui feras-tu croire ce mensonge? Il est quatre heures du matin. Je suis ici depuis dix heures; tu aurais dormi bien longtemps et bien opiniâtrement. Avoue donc plutôt que je n’ai fait que profiter de ta bonne volonté. Allons, ne sois pas ainsi capricieuse, ou nous nous fâcherons. Ton père est en mon pouvoir; tu n’as plus de raisons maintenant pour me repousser; sois soumise et nous serons bons amis: sinon, prends garde. – Je dirai tout à mon père! m’écriai-je; il saura me venger. Il y a une justice.» M. Ferrand me regarda avec surprise: «Mais tu es donc décidément folle? Et que diras-tu à ton père? Qu’il t’a convenu de me recevoir ici? Libre à toi… tu verras comme il t’accueillera. – Mon Dieu! mais cela n’est pas vrai. Vous savez bien que vous êtes ici malgré moi. – Malgré toi? Tu aurais l’effronterie de soutenir ce mensonge, de parler de violences! Veux-tu une preuve de ta fausseté? J’avais ordonné à Germain, mon caissier, de revenir hier soir, à dix heures, terminer un travail pressé; il a travaillé jusqu’à une heure du matin dans une chambre au-dessous de celle-ci. N’aurait-il pas entendu tes cris, le bruit d’une lutte pareille à celle que j’ai soutenue en bas contre toi, méchante, quand tu n’étais pas aussi raisonnable qu’aujourd’hui? Eh bien! interroge demain Germain, il affirmera ce qui est: que cette nuit tout a été parfaitement tranquille dans la maison.»
– Oh! toutes les précautions étaient prises pour assurer son impunité, dit Rodolphe.
– Oui, monsieur, car j’étais atterrée. À tout ce que me disait M. Ferrand, je ne trouvais rien à répondre. Ignorant quel breuvage il m’avait fait prendre, je ne m’expliquais pas à moi-même la persistance de mon sommeil. Les apparences étaient contre moi. Si je me plaignais, tout le monde m’accuserait; cela devait être, puisque pour moi-même cette nuit affreuse était un mystère impénétrable.
X Le crime
Rodolphe restait confondu de l’effroyable hypocrisie de M. Ferrand.
– Ainsi, dit-il à Louise, vous n’avez pas osé vous plaindre à votre père de l’odieux attentat du notaire?
– Non, monsieur; il m’aurait crue sans doute la complice de M. Ferrand; et puis je craignais que dans sa colère mon père n’oubliât que sa liberté, que l’existence de notre famille dépendaient toujours de mon maître.
– Et probablement, reprit Rodolphe, pour éviter à Louise une partie de ces pénibles aveux, cédant à la contrainte, à la frayeur de perdre votre père par un refus, vous avez continué d’être la victime de ce misérable?
Louise baissa les yeux en rougissant.
– Et ensuite sa conduite fut-elle moins brutale envers vous?
– Non, monsieur; pour éloigner les soupçons, lorsque par hasard il avait le curé de Bonne-Nouvelle et son vicaire à dîner, mon maître m’adressait devant eux de durs reproches; il priait M. le curé de m’admonester; il lui disait que tôt ou tard je me perdrais, que j’avais des manières trop libres avec les clercs de l’étude, que j’étais fainéante, qu’il me gardait par charité pour mon père, un honnête père de famille qu’il avait obligé. Sauf le service rendu à mon père, tout cela était faux. Jamais je ne voyais les clercs de l’étude; ils travaillaient dans un corps de logis séparé du nôtre.
– Et quand vous vous trouviez seule avec M. Ferrand, comment expliquait-il sa conduite à votre égard devant le curé?
– Il m’assurait qu’il plaisantait. Mais le curé prenait ces accusations au sérieux; il me disait sévèrement qu’il faudrait être doublement vicieuse pour se perdre dans une sainte maison où j’avais continuellement sous les yeux de religieux exemples. À cela je ne savais que répondre, je baissais la tête en rougissant; mon silence, ma confusion, tournaient encore contre moi; la vie m’était si à charge que bien des fois j’ai été sur le point de me détruire; mais je pensais à mon père, à ma mère, à mes frères et sœurs que je soutenais un peu, je me résignais; au milieu de mon avilissement, je trouvais une consolation: au moins mon père était sauvé de la prison. Un nouveau malheur m’accabla, je devins mère… je me vis perdue tout à fait. Je ne sais pourquoi je pressentis que M. Ferrand, en apprenant un événement qui aurait pourtant dû le rendre moins cruel pour moi, redoublerait de mauvais traitements à mon égard; j’étais pourtant loin encore de supposer ce qui allait arriver.