Morel, revenu de son aberration momentanée, regarda autour de lui avec étonnement, passa sa main sur son front, rassembla ses souvenirs et dit à sa fille:
– Il me semble que j’ai eu un moment d’absence; la fatigue, le chagrin… Que disais-tu?
– Lorsque M. Ferrand apprit que j’étais mère…
Le lapidaire fit un geste de désespoir; Rodolphe le calma d’un regard.
– Allons, j’écouterai jusqu’au bout, dit Morel. Va, va.
Louise reprit:
– Je demandai à M. Ferrand par quels moyens je cacherais ma honte et les suites d’une faute dont il était l’auteur. Hélas! c’est à peine si vous me croirez, mon père…
– Eh bien?…
– M’interrompant avec indignation et une feinte surprise, il eut l’air de ne pas me comprendre; il me demanda si j’étais folle. Effrayée, je m’écriai: «Mais, mon Dieu! que voulez-vous donc que je devienne maintenant? Si vous n’avez pas pitié de moi, ayez au moins pitié de votre enfant. – Quelle horreur! s’écria M. Ferrand en levant les mains au ciel. Comment, misérable! tu as l’audace de m’accuser d’être assez bassement corrompu pour descendre jusqu’à une fille de ton espèce!… Tu es assez effrontée pour m’attribuer les suites de tes débordements, moi qui t’ai cent fois répété devant les témoins les plus respectables que tu te perdais, vile débauchée! Sors de chez moi à l’instant; je te chasse.»
Rodolphe et Morel restaient frappés d’épouvante; une hypocrisie si infernale les foudroyait.
– Oh! je l’avoue, dit Rodolphe, cela passe les prévisions les plus horribles.
Morel ne dit rien; ses yeux s’agrandirent d’une manière effrayante, un spasme convulsif contracta ses traits; il descendit de l’établi où il était assis, ouvrit brusquement un tiroir, y prit une forte lime très-longue, très-acérée, emmanchée dans une poignée de bois et s’élança vers la porte.
Rodolphe devina sa pensée, le saisit par le bras et l’arrêta.
– Morel, où allez-vous? Vous vous perdez, malheureux!
– Prenez garde! s’écria l’artisan furieux en se débattant, je ferais deux malheurs au lieu d’un.
Et l’insensé menaça Rodolphe.
– Mon père, c’est notre sauveur! s’écria Louise.
– Il se moque bien de nous! bah! bah! Il veut sauver le notaire! répondit Morel complètement égaré en luttant contre Rodolphe.
Au bout d’une seconde, celui-ci le désarma avec ménagement, ouvrit la porte et jeta la lime sur l’escalier.
Louise courut au lapidaire, le serra dans ses bras et lui dit:
– Mon père, c’est notre bienfaiteur! Tu as levé la main sur lui, reviens donc à toi!
Ces mots rappelèrent Morel à lui-même, il cacha sa figure dans ses mains, et, muet, il tomba aux genoux de Rodolphe.
– Relevez-vous, pauvre père, reprit Rodolphe avec bonté. Patience… patience… je comprends votre fureur, je partage votre haine; mais au nom de votre vengeance, ne la compromettez pas…
– Mon Dieu! Mon Dieu! s’écria le lapidaire en se relevant. Mais que peut la justice… la loi… contre cela? Pauvres gens que nous sommes! Quand nous irons accuser cet homme riche, puissant, respecté, on nous rira au nez, ah! ah! ah! Et il se prit à rire d’un rire convulsif. Et on aura raison… Où seront nos preuves? oui, nos preuves? On ne nous croira pas. Aussi, je vous dis, moi, s’écria-t-il dans un redoublement de folle fureur, je vous dis que je n’ai confiance que dans l’impartialité du couteau…
– Silence, Morel, la douleur vous égare, lui dit tristement Rodolphe… Laissez parler votre fille… les moments sont précieux, le magistrat l’attend, il faut que je sache tout… vous dis-je… tout… Continuez, mon enfant.
Morel retomba sur son escabeau avec accablement.
– Il est inutile, monsieur, reprit Louise, de vous dire mes larmes, mes prières; j’étais anéantie. Ceci s’était passé à dix heures du matin dans le cabinet de M. Ferrand, le curé devait venir déjeuner avec lui ce jour-là; il entra au moment où mon maître m’accablait de reproches et d’outrages… il parut vivement contrarié à la vue du prêtre.
– Et que dit-il alors?…
– Il eut bientôt pris son parti; il s’écria, en me montrant: «Eh bien! monsieur l’abbé, je le disais bien, que cette malheureuse se perdrait… Elle est perdue… à tout jamais perdue; elle vient de m’avouer sa faute et sa honte… en me priant de la sauver. Et penser que j’ai, par pitié, reçu dans ma maison une telle misérable! – Comment! me dit M. l’abbé avec indignation, malgré les conseils salutaires que votre maître vous a donnés maintes fois devant moi… vous vous êtes avilie à ce point! Oh! cela est impardonnable… Mon ami, après les bontés que vous avez eues pour cette malheureuse et pour sa famille, de la pitié serait faiblesse… Soyez inexorable», dit l’abbé, dupe comme tout le monde de l’hypocrisie de M. Ferrand.
– Et vous n’avez pas à cet instant démasqué l’infâme? dit Rodolphe.
– Mon Dieu! monsieur, j’étais terrifiée, ma tête se perdait, je n’osais, je ne pouvais prononcer une parole; pourtant je voulus parler, me défendre: «Mais, monsieur… m’écriai-je… – Pas un mot de plus, indigne créature, me dit M. Ferrand en m’interrompant. Tu as entendu M. l’abbé. De la pitié serait de la faiblesse… Dans une heure tu auras quitté ma maison!» Puis, sans me laisser le temps de répondre, il emmena l’abbé dans une autre pièce.
«Après le départ de M. Ferrand, reprit Louise, je fus un moment comme en délire; je me voyais chassée de chez lui, ne pouvant me replacer ailleurs, à cause de l’état où je me trouvais et des mauvais renseignements que mon maître donnerait sur moi; je ne doutais pas non plus que dans sa colère il ne fît emprisonner mon père; je ne savais que devenir; j’allai me réfugier dans ma chambre.
«Au bout de deux heures, M. Ferrand y parut: «Ton paquet est-il fait? me dit-il. – Grâce! lui dis-je en tombant à ses pieds, ne me renvoyez pas de chez vous dans l’état où je suis. Que vais-je devenir? Je ne puis me placer nulle part! – Tant mieux, Dieu te punira de ton libertinage et de tes mensonges. – Vous osez dire que je mens? m’écriai-je indignée, vous osez dire que ce n’est pas vous qui m’avez perdue? – Sors à l’instant de chez moi, infâme, puisque tu persistes dans tes calomnies, s’écria-t-il d’une voix terrible. Et pour te punir, demain je ferai emprisonner ton père. – Eh bien! non, non, lui dis-je épouvantée, je ne vous accuserai plus, monsieur… je vous le promets, mais ne me chassez pas… Ayez pitié de mon père; le peu que je gagne ici soutient ma famille… Gardez-moi chez vous… je ne dirai rien… je tâcherai qu’on ne s’aperçoive de rien, et quand je ne pourrai plus cacher ma triste position, eh bien! alors seulement vous me renverrez.»
«Après de nouvelles supplications de ma part, M. Ferrand consentit à me garder chez lui; je regardai cela comme un grand service, tant mon sort était affreux. Pourtant, pendant les cinq mois qui suivirent cette scène cruelle, je fus bien malheureuse, bien maltraitée; quelquefois, seulement, M. Germain, que je voyais rarement, m’interrogeait avec bonté au sujet de mes chagrins; mais la honte m’empêchait de lui rien avouer.