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– N’est-ce pas à peu près à cette époque qu’il vint habiter ici?

– Oui, monsieur, il cherchait une chambre du côté de la rue du Temple ou de l’Arsenal; il y en avait une à louer ici, je lui ai enseigné celle que vous occupez maintenant, monsieur; elle lui a convenu. Lorsqu’il l’a quittée, il y a près de deux mois, il m’a priée de ne pas dire ici sa nouvelle adresse, que l’on savait chez M. Ferrand.

L’obligation où était Germain d’échapper aux poursuites dont il était l’objet expliquait ces précautions aux yeux de Rodolphe…

– Et vous n’avez jamais songé à faire vos confidences à Germain? demanda-t-il à Louise.

– Non, monsieur; il était aussi dupe de l’hypocrisie de M. Ferrand; il le disait dur, exigeant; mais il le croyait le plus honnête homme de la terre.

– Germain, lorsqu’il logeait ici, n’entendait-il pas votre père accuser quelquefois le notaire d’avoir voulu vous séduire?

– Mon père ne parlait jamais de ses craintes devant les étrangers; et d’ailleurs, à cette époque, je trompais ses inquiétudes: je le rassurais en lui disant que M. Ferrand ne songeait plus à moi… Hélas! mon pauvre père maintenant, vous me pardonnerez ces mensonges. Je ne les faisais que pour vous tranquilliser; vous le voyez bien, n’est-ce pas?

Morel ne répondit rien: le front appuyé à ses deux bras croisés sur son établi, il sanglotait.

Rodolphe fit signe à Louise de ne pas adresser de nouveau la parole à son père. Elle continua:

– Je passai ces cinq mois dans des larmes, dans des angoisses continuelles. À force de précautions, j’étais parvenue à cacher mon état à tous les yeux; mais je ne pouvais espérer de le dissimuler ainsi pendant les deux derniers mois qui me séparaient du terme fatal… L’avenir était pour moi de plus en plus effrayant; M. Ferrand m’avait déclaré qu’il ne voulait plus me garder chez lui… J’allais être ainsi privée du peu de ressources qui aidaient notre famille à vivre. Maudite, chassée par mon père, car, d’après les mensonges que je lui avais faits jusqu’alors pour le rassurer, il me croirait complice et non victime de M. Ferrand… que devenir? Où me réfugier, où me placer… dans la position où j’étais? J’eus alors une idée bien criminelle. Heureusement j’ai reculé devant son exécution; je vous fais cet aveu, monsieur, parce que je ne veux rien cacher, même de ce qui peut m’accuser, et aussi pour vous montrer à quelles extrémités m’a réduite la cruauté de M. Ferrand. Si j’avais cédé à une funeste pensée, n’aurait-il pas été le complice de mon crime?

Après un moment de silence, Louise reprit avec effort, et d’une voix tremblante:

– J’avais entendu dire par la portière qu’un charlatan demeurait dans la maison… et…

Elle ne put achever.

Rodolphe se rappela qu’à sa première entrevue avec Mme Pipelet il avait reçu du facteur, en l’absence de la portière, une lettre écrite sur gros papier d’une écriture contrefaite, et sur laquelle il avait remarqué les traces de quelques larmes…

– Et vous lui avez écrit, malheureuse enfant… il y a de cela trois jours!… Sur cette lettre vous aviez pleuré, votre écriture était déguisée.

Louise regardait Rodolphe avec effroi…

– Comment savez-vous, monsieur?…

– Rassurez-vous. J’étais seul dans la loge de Mme Pipelet quand on a apporté cette lettre, et, par hasard, je l’ai remarquée…

– Eh bien! oui, monsieur. Dans cette lettre sans signature j’écrivais à M. Bradamanti que, n’osant pas aller chez lui, je le priais de se trouver le soir près du Château-d’Eau… J’avais la tête perdue. Je voulais lui demander ses affreux conseils… Je sortis de chez mon maître dans l’intention de les suivre; mais au bout d’un instant la raison me revint, je compris quel crime j’allais commettre… Je regagnai la maison et je manquai ce rendez-vous. Ce soir-là se passa une scène dont les suites ont causé le dernier malheur qui m’accable.

«M. Ferrand me croyait sortie pour deux heures, tandis qu’au bout de très-peu de temps j’étais de retour. En passant devant la petite porte du jardin, à mon grand étonnement je la vis entr’ouverte; j’entrai par là et je rapportai la clef dans le cabinet de M. Ferrand, où on la déposait ordinairement. Cette pièce précédait sa chambre à coucher, le lieu le plus retiré de la maison; c’était là qu’il donnait ses audiences secrètes, traitant ses affaires courantes dans le bureau de son étude. Vous allez savoir, monsieur, pourquoi je vous donne ces détails: connaissant très-bien les êtres du logis, après avoir traversé la salle à manger, qui était éclairée, j’entrai sans lumière dans le salon, puis dans le cabinet qui précédait sa chambre à coucher. La porte de cette dernière pièce s’ouvrit au moment où je posais la clef sur une table. À peine mon maître m’eut-il aperçue à la clarté de la lampe qui brûlait dans sa chambre qu’il referma brusquement la porte sur une personne que je ne pus voir; puis, malgré l’obscurité, il se précipita sur moi, me saisit au cou comme s’il eût voulu m’étrangler et me dit à voix basse… d’un ton à la fois furieux et effrayé: «Tu espionnais, tu écoutais à la porte! qu’as-tu entendu?… Réponds! Réponds! ou je t’étouffe.» Mais, changeant d’idée, sans me donner le temps de dire un mot, il me fit reculer dans la salle à manger: l’office était ouverte, il m’y jeta brutalement et la referma.

– Et vous n’aviez rien entendu de sa conversation?

– Rien, monsieur; si je l’avais su dans sa chambre avec quelqu’un, je me serais bien gardée d’entrer dans le cabinet; il le défendait même à Mme Séraphin.

– Et lorsque vous êtes sortie de l’office, que vous a-t-il dit?

– C’est la femme de charge qui est venue me délivrer, et je n’ai pas revu M. Ferrand ce soir-là. Le saisissement, l’effroi que j’avais eus me rendirent très-souffrante. Le lendemain, au moment où je descendais, je rencontrai M. Ferrand; je frissonnai en songeant à ses menaces de la veille… Quelle fut ma surprise! Il me dit presque avec calme: «Tu sais pourtant que je défends d’entrer dans mon cabinet quand j’ai quelqu’un dans ma chambre; mais pour le peu de temps que tu as à rester ici, il est inutile que je te gronde davantage.» Et il se rendit à son étude.

«Cette modération m’étonna après ses violences de la veille. Je continuai mon service, selon mon habitude, et j’allai mettre en ordre sa chambre à coucher… J’avais beaucoup souffert toute la nuit: je me trouvais faible, abattue. En rangeant quelques habits dans mon cabinet très-obscur situé près de l’alcôve, je fus tout à coup prise d’un étourdissement douloureux; je sentis que je perdais connaissance… En tombant, je voulus machinalement me retenir en saisissant un manteau suspendu à la cloison, et dans ma chute j’entraînai ce vêtement, dont je fus presque entièrement couverte.

«Quand je revins à moi, la porte vitrée de ce cabinet d’alcôve était fermée… j’entendis la voix de M. Ferrand… Il parlait très-haut… Me souvenant de la scène de la veille, je me crus morte si je faisais un mouvement; je supposais que, cachée sous le manteau qui était tombé sur moi, mon maître, en fermant la porte de ce vestiaire obscur, ne m’avait pas aperçue. S’il me découvrait, comment lui faire croire à ce hasard presque inexplicable? Je retins donc ma respiration, et malgré moi j’entendis la fin de cet entretien sans doute commencé depuis quelque temps.