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XI L’entretien

– Et quelle était la personne qui, enfermée dans la chambre du notaire, causait avec lui? demanda Rodolphe à Louise.

– Je l’ignore, monsieur; je ne connaissais pas cette voix.

– Et que disaient-ils?

– La conversation durait depuis quelque temps sans doute, car voici seulement ce que j’entendis: «Rien de plus simple, disait cette voix inconnue; un drôle nommé Bras-Rouge, contrebandier déterminé, m’a mis, pour l’affaire dont je vous parlais tout à l’heure, en rapport avec une famille de pirates d’eau douce [38] établie à la pointe d’une petite île près d’Asnières: ce sont les plus grands bandits de la terre; le père et le grand-père ont été guillotinés, deux des fils sont aux galères à perpétuité; mais il reste à la mère trois garçons et deux filles, tous aussi scélérats les uns que les autres. On dit que, la nuit, pour voler sur les deux rives de la Seine, ils font quelquefois des descentes en bateau jusqu’à Bercy. Ce sont des gens à tuer le premier venu pour un écu; mais nous n’avons pas besoin d’eux, il suffit qu’ils donnent l’hospitalité à votre dame de province. Les Martial (c’est le nom de mes pirates) passeront à ses yeux pour une honnête famille de pêcheurs; j’irai de votre part faire deux ou trois visites à votre jeune dame; je lui ordonnerai certaines potions… et au bout de huit jours elle fera connaissance avec le cimetière d’Asnières. Dans les villages, les décès passent comme une lettre à la poste, tandis qu’à Paris on y regarde de trop près. Mais quand enverrez-vous votre provinciale à l’île d’Asnières, afin que j’aie le temps de prévenir les Martial du rôle qu’ils ont à jouer? – Elle arrivera demain ici, après-demain elle sera chez eux, reprit M. Ferrand, et je la préviendrai que le docteur Vincent ira lui donner des soins de ma part. – Va pour le nom de Vincent, dit la voix; j’aime autant celui-là qu’un autre…»

– Quel est ce nouveau mystère de crime et d’infamie? dit Rodolphe de plus en plus surpris.

– Nouveau! Non, monsieur; vous allez voir qu’il se rattachait à un autre crime que vous connaissez, reprit Louise, et elle continua: J’entendis le mouvement des chaises, l’entretien était terminé. «Je ne vous demande pas le secret, dit M. Ferrand; vous me tenez comme je vous tiens. – Ce qui fait que nous pouvons nous servir et jamais nous nuire, répondit la voix. Voyez mon zèle! j’ai reçu votre lettre hier à dix heures du soir, ce matin je suis chez vous. Au revoir, complice, n’oubliez pas l’île d’Asnières, le pêcheur Martial et le docteur Vincent. Grâce à ces trois mots magiques, votre provinciale n’en a pas pour huit jours. – Attendez, dit M. Ferrand, que j’aille tirer le verrou de précaution que j’avais mis dans mon cabinet et que je voie s’il n’y a personne dans l’antichambre pour que vous puissiez sortir par la ruelle du jardin comme vous y êtes entré…» M. Ferrand sortit un moment, puis il revint, et je l’entendis enfin s’éloigner avec la personne dont j’avais entendu la voix… Vous devez comprendre ma terreur, monsieur, pendant cet entretien, et mon désespoir d’avoir malgré moi surpris un tel secret. Deux heures après cette conversation, Mme Séraphin vint me chercher dans ma chambre où j’étais montée, toute tremblante et plus malade que je ne l’avais été jusqu’alors. «Monsieur vous demande, me dit-elle; vous avez plus de bonheur que vous n’en méritez; allons, descendez. Vous êtes bien pâle, ce qu’il va vous apprendre vous donnera des couleurs.»

«Je suivis Mme Séraphin; M. Ferrand était dans son cabinet. En le voyant, je frissonnai malgré moi; pourtant il avait l’air moins méchant que d’habitude; il me regarda longtemps fixement, comme s’il eût voulu lire au fond de ma pensée. Je baissai les yeux. «Vous paraissez très-souffrante? me dit-il. – Oui, monsieur, lui répondis-je, très-étonnée de ce qu’il ne me tutoyait pas comme d’habitude. – C’est tout simple, ajouta-t-il, c’est la suite de votre état et des efforts que vous avez faits pour le dissimuler; mais malgré vos mensonges, votre mauvaise conduite et votre indiscrétion d’hier, reprit-il d’un ton plus doux, j’ai pitié de vous; dans quelques jours il vous serait impossible de cacher votre grossesse. Quoique je vous aie traitée comme vous le méritez devant le curé de la paroisse, un tel événement aux yeux du public serait la honte d’une maison comme la mienne; de plus, votre famille serait au désespoir… Je consens, dans cette circonstance, à venir à votre secours. – Ah! monsieur, m’écriai-je, ces mots de bonté de votre part me font tout oublier. – Oublier quoi? me demanda-t-il durement. – Rien, rien… pardon monsieur, repris-je, de crainte de l’irriter et le croyant dans de meilleures dispositions, à mon égard. – Écoutez-moi donc reprit-il; vous irez voir votre père aujourd’hui; vous lui annoncerez que je vous envoie deux ou trois mois à la campagne pour garder une maison que je viens d’acheter; pendant votre absence je lui ferai parvenir vos gages. Demain vous quitterez Paris; je vous donnerai une lettre de recommandation pour Mme Martial, mère d’une honnête famille de pêcheurs qui demeure près d’Asnières. Vous aurez soin de dire que vous venez de province sans vous expliquer davantage. Vous saurez plus tard le but de cette recommandation, toute dans votre intérêt. La mère Martial vous traitera comme son enfant; un médecin de mes amis, le docteur Vincent, ira vous donner les soins que nécessite votre position… Vous voyez combien je suis bon pour vous!»

– Quelle horrible trame! s’écria Rodolphe. Je comprends tout maintenant. Croyant que la veille vous aviez surpris un secret terrible pour lui, il voulait se défaire de vous. Il avait probablement un intérêt à tromper son complice en vous désignant à lui comme une femme de province. Quelle dut être votre frayeur à cette proposition!

– Cela me porta un coup violent; j’en fus bouleversée. Je ne pouvais répondre; je regardais M. Ferrand avec effroi, ma tête s’égarait. J’allais peut-être risquer ma vie en lui disant que le matin j’avais entendu ses projets lorsque heureusement je me rappelai les nouveaux dangers auxquels cet aveu m’exposerait. «- Vous ne me comprenez donc pas? me demanda-t-il avec impatience. – Si… monsieur… Mais, lui dis-je en tremblant, je préférerais ne pas aller à la campagne. – Pourquoi cela? Vous serez parfaitement traitée là où je vous envoie. – Non! Non! je n’irai pas; j’aime mieux rester à Paris, ne pas m’éloigner de ma famille; j’aime mieux tout lui avouer, mourir de honte s’il le faut. – Tu me refuses? dit M. Ferrand, contenant encore sa colère et me regardant avec attention. Pourquoi as-tu si brusquement changé d’avis? Tu acceptais tout à l’heure…» Je vis que, s’il me devinait, j’étais perdue; je lui répondis que je ne croyais pas qu’il fût question de quitter Paris, ma famille. «- Mais tu la déshonores, ta famille, misérable! s’écria-t-il; et, ne se possédant plus, il me saisit par le bras et me poussa si violemment qu’il me fit tomber. Je te donne jusqu’à après-demain! s’écria-t-il, demain tu sortiras d’ici pour aller chez les Martial ou pour aller apprendre à ton père que je t’ai chassée, et qu’il ira le jour même en prison.»

«Je restai seule, étendue par terre; je n’avais pas la force de me relever. Mme Séraphin était accourue en entendant son maître élever la voix; avec son aide, et faiblissant à chaque pas, je pus regagner ma chambre. En rentrant je me jetai sur mon, lit; j’y restai jusqu’à la nuit; tant de secousses m’avaient porté un coup terrible! Aux douleurs atroces qui me surprirent vers une heure du matin, je sentis que j’allais mettre au monde ce malheureux enfant bien avant terme.