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«Au moment où je remontais dans ma chambre, je rencontrai M. Germain sur le palier du cabinet où il travaillait quelquefois; il était très-pâle… il me dit bien vite, en me mettant un rouleau dans la main: «On doit arrêter votre père demain de grand matin pour une lettre de change de treize cents francs; il est hors d’état de la payer… voilà l’argent… dès qu’il fera jour, courez chez lui… D’aujourd’hui seulement je connais M. Ferrand… c’est un méchant homme… je le démasquerai… Surtout ne dites pas que vous tenez cet argent de moi…» Et M. Germain ne me laissa pas le temps de le remercier; il descendit en courant.

XII La folie

– Ce matin, reprit Louise, avant que personne fût levé chez M. Ferrand, je suis venue ici avec l’argent que m’avait donné M. Germain pour sauver mon père; mais la somme ne suffisait pas, et sans votre générosité je n’aurais pu le délivrer des mains des recors… Probablement, après mon départ de chez M. Ferrand, on sera monté dans ma chambre, et on aura trouvé des traces qui auront mis sur la voie de cette funeste découverte… Un dernier service, monsieur, dit Louise en tirant le rouleau d’or de sa poche: Voudrez-vous faire remettre cet argent à M. Germain?… Je lui avais promis de ne dire à personne qu’il était employé chez M. Ferrand; mais puisque vous le saviez, je n’ai pas été indiscrète… Maintenant, monsieur, je vous le répète… devant Dieu qui m’entend, je n’ai pas dit un mot qui ne fût vrai… Je n’ai pas cherché à affaiblir mes torts, et…

Mais s’interrompant brusquement, Louise effrayée s’écria:

– Monsieur! regardez mon père… regardez… qu’est-ce qu’il a donc?

Morel avait écouté la dernière partie de ce récit avec une sombre indifférence que Rodolphe s’était expliquée, l’attribuant à l’accablement de ce malheureux. Après des secousses si violentes, si rapprochées, ses larmes avaient dû se tarir, sa sensibilité s’émousser; il ne devait même plus lui rester la force de s’indigner, pensait Rodolphe.

Rodolphe se trompait.

Ainsi que la flamme tour à tour mourante et renaissante d’un flambeau qui s’éteint, la raison de Morel, déjà fortement ébranlée, vacilla quelque temps, jeta çà et là quelques dernières lueurs d’intelligence, puis tout à coup… s’obscurcit.

Absolument étranger à ce qui se disait, à ce qui se passait autour de lui, depuis quelques instants le lapidaire était devenu fou.

Quoique sa meule fût placée de l’autre côté de son établi, et qu’il n’eût entre les mains ni pierreries ni outils, l’artisan, attentif, occupé, simulait les opérations de son travail habituel à l’aide d’instruments imaginaires.

Il accompagnait cette pantomime d’une sorte de frôlement de sa langue contre son palais, afin d’imiter le bruit de la meule dans ses mouvements de rotation.

– Mais, monsieur, reprit Louise avec une frayeur croissante, regardez donc mon père!

Puis, s’approchant de l’artisan, elle lui dit:

– Mon père!… mon père!…

Morel regarda sa fille de ce regard troublé, vague, distrait, indécis, particulier aux aliénés…

Sans discontinuer sa manœuvre insensée, il répondit tout bas d’une voix douce et triste:

– Je dois treize cents francs au notaire… le prix du sang de Louise… Il faut travailler, travailler, travailler! Oh! je payerai, je payerai, je payerai…

– Mon Dieu, monsieur, mais ce n’est pas possible… cela ne peut pas durer!… Il n’est pas tout à fait fou, n’est-ce pas? s’écria Louise d’une voix déchirante. Il va revenir à lui… ce n’est qu’un moment d’absence.

– Morel!… Mon ami! lui dit Rodolphe, nous sommes là… Votre fille est auprès de vous, elle est innocente…

– Treize cents francs! dit le lapidaire sans regarder Rodolphe; et il continua son simulacre de travail.

– Mon père…, dit Louise en se jetant à ses genoux et serrant malgré lui ses mains dans les siennes, c’est moi, Louise!

– Treize cents francs!… répéta-t-il en se dégageant avec effort des étreintes de sa fille.

– Treize cents francs… ou sinon, ajouta-t-il à voix basse et comme en confidence, ou sinon… Louise est guillotinée…

Et il se remit à feindre de tourner sa meule.

Louise poussa un cri terrible.

– Il est fou! s’écria-t-elle, il est fou!… et c’est moi… C’est moi qui en suis cause… Oh! mon Dieu! Mon Dieu! ce n’est pas ma faute pourtant… je ne voulais pas mal faire… c’est ce monstre!…

– Allons, pauvre enfant, du courage! dit Rodolphe, espérons… cette folie ne sera que momentanée. Votre père… a trop souffert; tant de chagrins précipités étaient au-dessus de la force d’un homme… Sa raison faiblit un moment… elle reprendra le dessus.

– Mais ma mère… ma grand’mère… mes sœurs… mes frères… que vont-ils devenir? s’écria Louise, les voilà privés de mon père et de moi… ils vont donc mourir de faim, de misère et de désespoir!

– Ne suis-je pas là?… Soyez tranquille, ils ne manqueront de rien… Courage! vous dis-je; votre révélation provoquera la punition d’un grand criminel. Vous m’avez convaincu de votre innocence, elle sera reconnue, proclamée, je n’en doute pas.

– Ah! monsieur, vous le voyez… le déshonneur, la folie, la mort… Voilà les maux qu’il cause, cet homme! Et on ne peut rien contre lui! rien!… Ah! cette pensée complète tous mes maux!…

– Loin de là, que la pensée contraire vous aide à les supporter.

– Que voulez-vous dire, monsieur?

– Emportez avec vous la certitude que votre père, que vous et les vôtres vous serez vengés.

– Vengés?…

– Oui!… Et je vous jure, moi, répondit Rodolphe avec solennité, je vous jure que, ses crimes prouvés, cet homme expiera cruellement le déshonneur, la folie, la mort qu’il a causés. Si les lois sont impuissantes à l’atteindre, et si sa ruse et son adresse égalent ses forfaits, à sa ruse on opposera la ruse, à son adresse l’adresse, à ses forfaits des forfaits; mais qui seront aux siens ce que le supplice juste et vengeur, infligé au coupable par une main inexorable, est au meurtre lâche et caché.

– Ah! monsieur, que Dieu vous entende! Ce n’est plus moi que je voudrais venger, c’est mon père insensé… c’est mon enfant mort en naissant…

Puis tentant un dernier effort pour tirer Morel de sa folie, Louise s’écria encore:

– Mon père, adieu! On m’emmène en prison… Je ne te verrai plus! C’est ta Louise qui te dit adieu. Mon père! Mon père! Mon père!…