À ces appels déchirants rien ne répondit.
Rien ne retentit dans cette pauvre âme anéantie… rien.
Les cordes paternelles, toujours les dernières brisées, ne vibrèrent pas…
La porte de la mansarde s’ouvrit.
Le commissaire entra.
– Mes moments sont comptés, monsieur, dit-il à Rodolphe. Je vous déclare à regret qu’il m’est impossible de laisser cet entretien se prolonger plus longtemps.
– Cet entretien est terminé, monsieur, répondit amèrement Rodolphe en montrant le lapidaire. Louise n’a plus rien à dire à son père… il n’a plus rien à entendre de sa fille… il est fou!
– Grand Dieu! voilà ce que je redoutais… Ah! c’est affreux! s’écria le magistrat.
Et s’approchant vivement de l’ouvrier, au bout d’une minute d’examen, il fut convaincu de cette douloureuse réalité.
– Ah! monsieur, dit-il tristement à Rodolphe, je faisais déjà des vœux sincères pour que l’innocence de cette jeune fille fût reconnue! Mais, après un tel malheur, je ne me bornerai pas à des vœux… non, non; je dirai cette famille si probe, si désolée; je dirai l’affreux et dernier coup qui l’accable, et, n’en doutez pas, les juges auront un motif de plus de trouver une innocente dans l’accusée.
– Bien, bien, monsieur, dit Rodolphe; en agissant ainsi, ce ne sont pas des fonctions que vous remplissez… c’est un sacerdoce que vous exercez.
– Croyez-moi, monsieur, notre mission est presque toujours si pénible que c’est avec bonheur, avec reconnaissance, que nous nous intéressons à ce qui est honnête et bon.
– Un mot encore, monsieur. Les révélations de Louise Morel m’ont évidemment prouvé son innocence. Pouvez-vous m’apprendre comment son prétendu crime a été découvert ou plutôt dénoncé?
– Ce matin, dit le magistrat, une femme de charge au service de M. Ferrand, notaire, est venue me déclarer qu’après le départ précipité de Louise Morel, qu’elle savait grosse de sept mois, elle était montée dans la chambre de cette jeune fille, et qu’elle y avait trouvé des traces d’un accouchement clandestin. Après quelques investigations, des pas marqués sur la neige avaient conduit à la découverte du corps d’un enfant nouveau-né enterré dans le jardin.
«Après la déclaration de cette femme, je me suis transporté rue du Sentier; j’ai trouvé M. Jacques Ferrand indigné de ce qu’un tel scandale se fût passé chez lui. M. le curé de l’église Bonne-Nouvelle, qu’il avait envoyé chercher, m’a aussi déclaré que la fille Morel avait avoué sa faute devant lui, un jour qu’elle implorait à ce propos l’indulgence et la pitié de son maître; que de plus il avait souvent entendu M. Ferrand donner à Louise Morel les avertissements les plus sévères, lui prédisant que tôt ou tard elle se perdrait; prédiction qui venait de se réaliser si malheureusement, ajouta l’abbé. L’indignation de M. Ferrand, reprit le magistrat, me parut si légitime, que je la partageai. Il me dit que sans doute Louise Morel était réfugiée chez son père. Je me rendis ici à l’instant; le crime était flagrant, j’avais le droit de procéder à une arrestation immédiate.
Rodolphe se contraignit en entendant parler de l’indignation de M. Ferrand. Il dit au magistrat:
– Je vous remercie mille fois, monsieur, de votre obligeance et de l’appui que vous voudrez bien prêter à Louise; je vais faire conduire ce malheureux dans une maison de fous, ainsi que la mère de sa femme.
Puis s’adressant à Louise, qui, toujours agenouillée près de son père, tâchait en vain de le rappeler à la raison:
– Résignez-vous, mon enfant, à partir sans embrasser votre mère… épargnez-lui des adieux déchirants… Soyez rassurée sur son sort, rien ne manquera désormais à votre famille; on trouvera une femme qui soignera votre mère et s’occupera de vos frères et sœurs sous la surveillance de votre bonne voisine Mlle Rigolette. Quant à votre père, rien ne sera épargné pour que sa guérison soit aussi rapide que complète… Courage, croyez-moi, les honnêtes gens sont souvent rudement éprouvés par le malheur, mais ils sortent toujours de ces luttes plus purs, plus forts, plus vénérés.
Deux heures après l’arrestation de Louise, le lapidaire et la vieille idiote furent, d’après les ordres de Rodolphe, conduits par David à Charenton; ils devaient y être traités en chambre et recevoir des soins particuliers.
Morel quitta la maison de la rue du Temple sans résistance; indifférent, il alla où on le mena; sa folie était douce, inoffensive et triste.
La grand’mère avait faim: on lui montra de la viande et du pain, elle suivit le pain et la viande.
Les pierreries du lapidaire, confiées à sa femme, furent, le même jour, remises à Mme Mathieu, la courtière, qui vint les chercher.
Malheureusement, cette femme fut épiée et suivie par Tortillard, qui connaissait la valeur des pierres prétendues fausses, par l’entretien qu’il avait surpris lors de l’arrestation de Morel par les recors… Le fils de Bras-Rouge s’assura que la courtière demeurait boulevard Saint-Denis, n° 11.
Rigolette apprit à Madeleine Morel avec beaucoup de ménagement l’accès de folie du lapidaire et l’emprisonnement de Louise. D’abord Madeleine pleura beaucoup, se désola, poussa des cris désespérés; puis, cette première effervescence de douleur passée, la pauvre créature, faible et mobile, se consola peu à peu en se voyant, elle et ses enfants, entourés du bien-être qu’ils devaient à la générosité de leur bienfaiteur.
Quant à Rodolphe, ses pensées étaient amères en songeant aux révélations de Louise.
«Rien de plus fréquent, se disait-il, que cette corruption plus ou moins violemment imposée par le maître à la servante: ici, par la terreur ou par la surprise; là, par l’impérieuse nature des relations que crée la servitude.
«Cette dépravation par ordre, descendant du riche au pauvre, et méprisant, pour s’assouvir, l’inviolabilité tutélaire du foyer domestique, cette dépravation, toujours déplorable quand elle est acceptée volontairement, devient hideuse, horrible, lorsqu’elle est forcée.
«C’est un asservissement impur et brutal, un ignoble et barbare esclavage de la créature, qui, dans son effroi, répond aux désirs du maître par des larmes, à ses baisers par le frisson du dégoût et de la peur.
«Et puis, pensait encore Rodolphe, pour la femme quelles conséquences! presque toujours l’avilissement, la misère, la prostitution, le vol, quelquefois l’infanticide!
«Et c’est encore à ce sujet que les lois sont étranges!
«Tout complice d’un crime porte la peine de ce crime.
«Tout receleur est assimilé au voleur.
«Cela est juste.
«Mais qu’un homme, par désœuvrement, séduise une jeune fille innocente et pure, la rende mère, l’abandonne, ne lui laisse que honte, infortune, désespoir, et la pousse ainsi à l’infanticide, crime qu’elle doit payer de sa tête…
«Cet homme sera-t-il regardé comme son complice?
«Allons donc!
«Qu’est-ce que cela! Rien, moins que rien… une amourette, un caprice d’un jour pour un minois chiffonné… Le tour est fait… À une autre!
«Bien plus, pour peu que cet homme soit d’un caractère original et narquois (au demeurant le meilleur fils du monde), il peut aller voir sa victime à la barre des assises.