«S’il est d’aventure cité comme témoin, il peut s’amuser à dire à ces gens très-curieux de faire guillotiner la jeune fille le plus tôt possible, pour la plus grande gloire de la morale publique:
«- J’ai quelque chose d’important à révéler à la justice.
«- Parlez.
«- Messieurs les jurés.
«Cette malheureuse était vertueuse et pure, c’est vrai…
«Je l’ai séduite, c’est encore vrai…
«Je lui ai fait un enfant, c’est toujours vrai…
«Après quoi, comme elle était blonde, je l’ai complètement abandonnée pour une autre qui était brune, c’est de plus en plus vrai.
«Mais en cela j’ai usé d’un droit imprescriptible, d’un droit sacré que la société me reconnaît et m’accorde…
«- Le fait est que ce garçon est complètement dans son droit, se diront tout bas les jurés les uns aux autres. Il n’y a pas de loi qui défende de faire un enfant à une jeune fille blonde et de l’abandonner ensuite pour une jeune fille brune. C’est tout bonnement un gaillard…
«- Maintenant, messieurs les jurés, cette malheureuse prétend avoir tué son enfant… je dirai même notre enfant…
«Parce que je l’ai abandonnée…
«Parce que, se trouvant seule et dans la plus profonde misère, elle s’est épouvantée, elle a perdu la tête. Et pourquoi? Parce qu’ayant, disait-elle, à soigner, à nourrir son enfant, il lui devenait impossible d’aller de longtemps travailler dans son atelier, et de gagner ainsi sa vie et celle du résultat de notre amour.
«Mais je trouve ces raisons-là pitoyables, permettez-moi de vous le dire, messieurs les jurés.
«Est-ce que mademoiselle ne pouvait pas aller accoucher à la Bourbe… s’il y avait de la place?
«Est-ce que mademoiselle ne pouvait pas, au moment critique, se rendre à temps chez le commissaire de son quartier, lui faire sa déclaration de… honte, afin d’être autorisée à déposer son enfant aux Enfants-Trouvés?
«Est-ce qu’enfin mademoiselle, pendant que je faisais la poule à l’estaminet, en attendant mon autre maîtresse, ne pouvait pas trouver moyen de se tirer d’affaire par un procédé moins sauvage?
«Car je l’avouerai, messieurs les jurés, je trouve trop commode et trop cavalière cette façon de se débarrasser du fruit de plusieurs moments d’erreur et de plaisir, et d’échapper ainsi aux soucis de l’avenir.
«Que diable! ce n’est pas tout, pour une jeune fille, que de perdre l’honneur, de braver le mépris, l’infamie, et de porter un enfant illégitime neuf mois dans son sein… il lui faut encore l’élever, cet enfant! Le soigner, le nourrir, lui donner un état, en faire enfin un honnête homme comme son père, ou une honnête fille qui ne se débauche pas comme sa mère… Car enfin la maternité a des devoirs sacrés, que diable! Et les misérables qui les foulent aux pieds, ces devoirs sacrés, sont des mères dénaturées, qui méritent un châtiment exemplaire et terrible…
«En foi de quoi, messieurs les jurés, livrez-moi lestement cette scélérate au bourreau, et vous ferez acte de citoyens vertueux, indépendants, fermes et éclairés… Dixi!
«- Ce monsieur envisage la question sous un point de vue très-moral, dira d’un air paterne quelque bonnetier enrichi ou quelque vieil usurier déguisé en chef du jury; il a fait, pardieu! ce que nous aurions tous fait à sa place, car elle est fort gentille, cette petite blondinette, quoiqu’un peu pâlotte… Ce gaillard-là, comme dit Joconde, «a courtisé la brune et la blonde»; il n’y a pas de loi qui le défende. Quant à cette malheureuse, après tout, c’est sa faute! Pourquoi ne s’est-elle pas défendue? Elle n’aurait pas eu à commettre un crime… un… crime monstrueux qui fait… qui fait… rougir la société… jusque dans ses fondements.»
«Et ce bonnetier enrichi ou cet usurier aura raison, parfaitement raison.
«En vertu de quoi ce monsieur peut-il être incriminé? De quelle complicité directe ou indirecte, morale ou matérielle, peut-on l’accuser?
«Cet heureux coquin a séduit une jolie fille, ensuite il l’a plantée là, il l’avoue; où est la loi qui défend ceci et cela?
«La société, en cas pareil, ne dit-elle pas comme ce père de je ne sais plus quel conte grivois:
«- Prenez garde à vos poules, mon coq est lâché… je m’en lave les mains!»
«Mais qu’un pauvre misérable, autant par besoin que par stupidité, contrainte, ou ignorance des lois qu’il ne sait pas lire, achète sciemment une guenille provenant d’un vol… il ira vingt ans aux galères comme receleur, si le voleur va vingt ans aux galères.
«Ceci est un raisonnement logique, puissant.
«Sans receleurs, il n’y aurait pas de voleurs.
«Sans voleurs pas de receleurs.
«Non… pas plus de pitié… moins de pitié, même… pour celui qui excite au mal que pour celui qui fait le mal!
«Que la plus légère complicité soit donc punie d’un châtiment terrible!…
«Bien… il y a là une pensée sévère et féconde, haute et morale.
«On va s’incliner devant la société qui a dicté cette loi… mais on se souvient que cette société, si inexorable envers les moindres complicités de crimes contre les choses, est ainsi faite qu’un homme simple et naïf qui essaierait de prouver qu’il y a au moins solidarité morale, complicité matérielle entre le séducteur inconstant et la fille séduite et abandonnée passerait pour un visionnaire.
«Et si cet homme simple se hasardait d’avancer que, sans père… il n’y aurait peut-être pas d’enfant, la société crierait à l’atrocité, à la folie.
«Et elle aurait raison, toujours raison… car, après tout, ce monsieur, qui pourrait dire de si belles choses au jury, pour peu qu’il fût amateur d’émotions tragiques, pourrait aussi aller tranquillement voir couper le cou de sa maîtresse, exécutée pour crime d’infanticide, crime dont il est le complice, disons mieux… l’auteur, par son horrible abandon.
«Cette charmante protection, accordée à la partie masculine de la société pour certaines friponnes espiègleries relevant du petit dieu d’amour, ne montre-t-elle pas que le Français sacrifie encore aux Grâces, et qu’il est toujours le peuple le plus galant de l’univers?»
XIII Jacques Ferrand
Au temps où se passaient les événements que nous racontons, à l’une des extrémités de la rue du Sentier, s’étendait un long mur crevassé, chaperonné d’une couche de plâtre hérissée de morceaux de bouteilles; ce mur, bornant de ce côté le jardin de Jacques Ferrand le notaire, aboutissait à un corps de logis, bâti sur la rue et élevé seulement d’un étage surmonté de greniers.
Deux larges écussons de cuivre doré, insignes du notariat, flanquaient la porte cochère vermoulue, dont on ne distinguait plus la couleur primitive sous la boue qui la couvrait.
Cette porte conduisait à un passage couvert; à droite se trouvait la loge d’un vieux portier à moitié sourd, qui était au corps des tailleurs ce que M. Pipelet était au corps des bottiers; à gauche, une écurie servant de cellier, de buanderie, de bûcher et d’établissement à une naissante colonie de lapins, parqués dans la mangeoire par le portier, qui se distrayait des chagrins d’un récent veuvage en élevant de ces animaux domestiques.
À côté de la loge s’ouvrait la baie d’un escalier tortueux, étroit, obscur, conduisant à l’étude, ainsi que l’annonçait aux clients une main peinte en noir, dont l’index se dirigeait vers ces mots aussi peints en noir sur le mur: L’étude est au premier.