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D’un côté d’une grande cour pavée, envahie par l’herbe, on voyait des remises inoccupées; de l’autre côté, une grille de fer rouillé, qui fermait le jardin; au fond, le pavillon, seulement habité par le notaire.

Un perron de huit ou dix marches de pierres disjointes, branlantes, moussues, verdâtres, usées par le temps, conduisait à ce pavillon carré, composé d’une cuisine et autres dépendances souterraines, d’un rez-de-chaussée, d’un premier et d’un comble où avait habité Louise.

Ce pavillon paraissait aussi dans un grand état de délabrement; de profondes lézardes sillonnaient les murs; les fenêtres et les persiennes, autrefois peintes en gris, étaient, avec les années, devenues presque noires; les six croisées du premier étage, donnant sur la cour, n’avaient pas de rideaux; une espèce de rouille grasse et opaque couvrait les vitres; au rez-de-chaussée on voyait, à travers les carreaux, plus transparents, des rideaux de cotonnade jaune passée à rosaces rouges.

Du côté du jardin, le pavillon n’avait que quatre fenêtres; deux étaient murées.

Ce jardin, encombré de broussailles parasites, semblait abandonné; on n’y voyait pas une plate-bande, pas un arbuste; un bouquet d’ormes, cinq ou six gros arbres verts, quelques acacias et sureaux, un gazon clair et jaune, rongé par la mousse et par le soleil d’été; des allées de terre crayeuse, embarrassées de ronces; au fond, une serre à demi souterraine; pour horizon, les grands murs nus et gris des maisons mitoyennes, percés çà et là de jours de souffrance, grillés comme des fenêtres de prison; tel était le triste ensemble du jardin et de l’habitation du notaire.

À cette apparence, ou plutôt à cette réalité, M. Ferrand attachait une grande importance.

Aux yeux du vulgaire, l’insouciance du bien-être passe presque toujours pour du désintéressement; la malpropreté, pour de l’austérité.

Comparant le gros luxe financier de quelques notaires, ou les toilettes fabuleuses de mesdames leurs notairesses, à la sombre maison de M. Ferrand, si dédaigneux de l’élégance, de la recherche et de la somptuosité, les clients éprouvaient une sorte de respect ou plutôt de confiance aveugle pour cet homme, qui, d’après sa nombreuse clientèle et la fortune qu’on lui supposait, aurait pu dire, comme maint confrère: «Mon équipage (cela se dit ainsi), mon raout (sic), ma campagne (sic), mon jour à l’Opéra (sic)», etc., et qui, loin de là, vivait avec une sévère économie; aussi, dépôts, placements, fidéicommis, toutes ces affaires enfin qui reposent sur l’intégrité la plus reconnue, sur la bonne foi la plus retentissante, affluaient-elles chez M. Ferrand.

En vivant de peu, ainsi qu’il vivait, le notaire cédait à son goût… Il détestait le monde, le faste, les plaisirs chèrement achetés; en eût-il été autrement, il aurait sans hésitation sacrifié ses penchants les plus vifs à l’apparence qu’il lui importait de se donner.

Quelques mots sur le caractère de cet homme.

C’était un de ces fils de la grande famille des avares.

On montre presque toujours l’avare sous un jour ridicule ou grotesque; les plus méchants ne vont pas au delà de l’égoïsme ou de la dureté.

La plupart augmentent leur fortune en thésaurisant; quelques-uns, en bien petit nombre, s’aventurent à prêter au denier trente; à peine les plus déterminés osent-ils sonder du regard le gouffre de l’agiotage… mais il est presque inouï qu’un avare, pour acquérir de nouveaux biens, aille jusqu’au crime, jusqu’au meurtre.

Cela se conçoit.

L’avarice est surtout une passion négative, passive.

L’avare, dans ses combinaisons incessantes, songe bien plus à s’enrichir en ne dépensant pas, en rétrécissant de plus en plus autour de lui les limites du strict nécessaire, qu’il ne songe à s’enrichir aux dépens d’autrui: il est, avant tout, le martyr de la conservation.

Faible, timide, rusé, défiant, surtout prudent et circonspect, jamais offensif, indifférent aux maux du prochain, du moins l’avare ne causera pas ces maux; il est, avant tout et surtout, l’homme de la certitude, du positif, ou plutôt il n’est l’avare que parce qu’il ne croit qu’au fait, qu’à l’or qu’il tient en caisse.

Les spéculations, les prêts les plus sûrs le tentent peu; car, si improbable qu’elle soit, ils offrent toujours une chance de perte, et il aime mieux encore sacrifier l’intérêt de son argent que d’exposer le capital.

Un homme aussi timoré, aussi contempteur des éventualités, aura donc rarement la sauvage énergie du scélérat qui risque le bagne ou sa tête pour s’approprier une fortune.

Risquer est un mot rayé du vocabulaire de l’avare.

C’est donc en ce sens que Jacques Ferrand était, disons-nous, une assez curieuse exception, une variété peut-être nouvelle de l’espèce avare.

Car Jacques Ferrand risquait, et beaucoup.

Il comptait sur sa finesse, elle était extrême; sur son hypocrisie, elle était profonde; sur son esprit, il était souple et fécond; sur son audace, elle était infernale, pour assurer l’impunité de ses crimes, et ils étaient déjà nombreux.

Jacques Ferrand était une double exception.

Ordinairement aussi, ces gens aventureux, énergiques, qui ne reculent devant aucun forfait pour se procurer de l’or, sont harcelés par des passions fougueuses: le jeu, le luxe, la table, la grande débauche.

Jacques, Ferrand ne connaissait aucun de ces besoins violents, désordonnés; fourbe et patient comme un faussaire, cruel et déterminé comme un meurtrier, il était sobre et régulier comme Harpagon.

Une seule passion, ou plutôt un seul appétit, mais honteux, mais ignoble, mais presque féroce dans son animalité, l’exaltait souvent jusqu’à la frénésie.

C’était la luxure.

La luxure de la bête, la luxure du loup ou du tigre.

Lorsque ce ferment acre et impur fouettait le sang de cet homme robuste, des chaleurs dévorantes lui montaient à la face, l’effervescence charnelle obstruait son intelligence; alors, oubliant quelquefois sa prudence rusée, il devenait, nous l’avons dit, tigre ou loup, témoin ses premières violences envers Louise.

Le soporifique, l’audacieuse hypocrisie avec laquelle il avait nié son crime étaient, si cela peut se dire, beaucoup plus dans sa manière que la force ouverte.

Désir grossier, ardeur brutale, dédain farouche, voilà les différentes phases de l’amour chez cet homme.

C’est dire, ainsi que l’a prouvé sa conduite avec Louise, que la prévenance, la bonté, la générosité lui étaient absolument inconnues. Le prêt de treize cents francs fait à Morel à gros intérêts était à la fois pour Ferrand un piège, un moyen d’oppression et une bonne affaire. Sûr de la probité du lapidaire, il savait être remboursé tôt ou tard; cependant, il fallut que la beauté de Louise eût produit sur lui une impression bien profonde pour qu’il se dessaisît d’une somme si avantageusement placée.

Sauf cette faiblesse, Jacques Ferrand n’aimait que l’or.

Il aimait l’or pour l’or.