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Non pour les jouissances qu’il procurait, il était stoïque.

Non pour les jouissances qu’il pouvait procurer, il n’était pas assez poëte pour jouir spéculativement comme certains avares. Quant à ce qui lui appartenait, il aimait la possession pour la possession. Quant à ce qui appartenait aux autres, s’il s’agissait d’un riche dépôt, par exemple, loyalement remis à sa seule probité, il éprouvait à rendre ce dépôt le même déchirement, le même désespoir qu’éprouvait l’orfèvre Cardillac à se séparer d’une parure dont son goût exquis avait fait un chef-d’œuvre d’art.

C’est que, pour le notaire, c’était aussi un chef-d’œuvre d’art que son éclatante réputation de probité… C’est qu’un dépôt était aussi pour lui un joyau dont il ne pouvait se dessaisir qu’avec des regrets furieux.

Que de soins, que d’astuce, que de ruses, que d’habileté, que d’art en un mot, n’avait-il pas employés pour attirer cette somme dans son coffre, pour parfaire cette étincelante renommée d’intégrité où les plus précieuses marques de confiance venaient pour ainsi dire s’enchâsser, ainsi que les perles et les diamants dans l’or des diadèmes de Cardillac!

Plus le célèbre orfèvre se perfectionnait, dit-on, plus il attachait de prix à ses parures, regardant toujours la dernière comme son chef-d’œuvre, et se désolant de l’abandonner.

Plus Jacques Ferrand se perfectionnait dans le crime, plus il tenait aux marques de confiance sonnantes et trébuchantes qu’on lui accordait… regardant toujours aussi sa dernière fourberie comme son chef-d’œuvre.

On verra, par la suite de cette histoire, à l’aide de quels moyens, vraiment prodigieux de composition et de machination, il parvint à s’approprier impunément plusieurs sommes très-considérables.

Sa vie souterraine, mystérieuse, lui donnait les émotions incessantes, terribles, que le jeu donne au joueur.

Contre la fortune de tous, Jacques Ferrand mettait pour enjeu son hypocrisie, sa ruse, son audace, sa tête… et il jouait sur le velours, comme on dit; car, hormis l’atteinte de la justice humaine, qu’il caractérisait vulgairement et énergiquement d’une «cheminée qui pouvait lui tomber sur la tête», perdre, pour lui, c’était ne pas gagner; et encore était-il si criminellement doué que, dans son ironie amère, il voyait un gain continu dans l’estime sans bornes, dans la confiance illimitée qu’il inspirait, non-seulement à la foule de ses riches clients, mais encore à la petite bourgeoisie et aux ouvriers de son quartier.

Un grand nombre d’entre eux plaçaient de l’argent chez lui, disant: «Il n’est pas charitable, c’est vrai; il est dévot, c’est un malheur; mais il est plus sûr que le gouvernement et que les caisses d’épargne.»

Malgré sa rare habileté, cet homme avait commis deux de ces erreurs auxquelles les plus rusés criminels n’échappent presque jamais.

Forcé par les circonstances, il est vrai, il s’était adjoint deux complices; cette faute immense, ainsi qu’il disait, avait été réparée en partie; nul des deux complices ne pouvait le perdre sans se perdre lui-même, et tous deux n’auraient retiré de cette extrémité d’autre profit que celui de dénoncer à la vindicte publique eux-mêmes et le notaire.

Il était donc, de ce côté, assez tranquille.

Du reste, n’étant pas au bout de ses crimes, les inconvénients de la complicité étaient balancés par l’aide criminelle qu’il en tirait parfois encore.

Quelques mots maintenant du physique de M. Ferrand, et nous introduirons le lecteur dans l’étude du notaire, où nous retrouverons les principaux personnages de ce récit.

M. Ferrand avait cinquante ans, et il n’en paraissait pas quarante; il était de stature moyenne, voûté, large d’épaules, vigoureux, carré, trapu, roux, velu comme un ours.

Ses cheveux s’aplatissaient sur ses tempes, son front était chauve, ses sourcils à peine indiqués; son teint bilieux disparaissait presque sous une innombrable quantité de taches de rousseur; mais, lorsqu’une vive émotion l’agitait, ce masque fauve et terreux s’injectait de sang et devenait d’un rouge livide.

Sa figure était plate comme une tête de mort, ainsi que le dit le vulgaire; son nez, camus et punais; ses lèvres, si minces, si imperceptibles, que sa bouche semblait incisée dans sa face; lorsqu’il souriait d’un air méchant et sinistre, on voyait le bout de ses dents, presque toutes noires et gâtées. Toujours rasé jusqu’aux tempes, ce visage blafard avait une expression à la fois austère et béate, impassible et rigide, froide et réfléchie; ses petits yeux noirs, vifs, perçants, mobiles, disparaissaient sous de larges lunettes vertes.

Jacques Ferrand avait une vue excellente; mais, abrité par ses lunettes, il pouvait – avantage immense! – observer sans être observé; il savait combien un coup d’œil est souvent et involontairement significatif. Malgré son imperturbable audace, il avait rencontré deux ou trois fois dans sa vie certains regards puissants, magnétiques, devant lesquels il avait été forcé de baisser la vue; or, dans quelques circonstances souveraines, il est funeste de baisser les yeux devant l’homme qui vous interroge, vous accuse ou vous juge.

Les larges lunettes de M. Ferrand étaient donc une sorte de retranchement couvert d’où il examinait attentivement les moindres manœuvres de l’ennemi… car tout le monde était l’ennemi du notaire, parce que tout le monde était plus ou moins sa dupe, et que les accusateurs ne sont que les dupes éclairées ou révoltées.

Il affectait dans son habillement une négligence qui allait jusqu’à la malpropreté, ou plutôt il était naturellement sordide; son visage rasé tous les deux jours, son crâne sale et rugueux, ses ongles plats cerclés de noir, son odeur de bouc, ses vieilles redingotes râpées, ses chapeaux graisseux, ses cravates en corde, ses bas de laine noirs, ses gros souliers, recommandaient encore singulièrement sa vertu auprès de ses clients, en donnant à cet homme un air de détachement du monde, un parfum de philosophie pratique qui les charmait.

À quels goûts, à quelle passion, à quelle faiblesse, le notaire avait-il, disait-on, sacrifié la confiance qu’on lui témoignait?… Il gagnait peut-être soixante mille francs par an, et sa maison se composait d’une servante et d’une vieille femme de charge; son seul plaisir était d’aller chaque dimanche à la messe et à vêpres; il ne connaissait pas d’opéra comparable au chant grave de l’orgue, pas de société mondaine qui valût une soirée paisiblement passée au coin de son feu avec le curé de sa paroisse après un dîner frugal; il mettait enfin sa joie dans la probité, son orgueil dans l’honneur, sa félicité dans la religion.

Tel était le jugement que les contemporains de M. Jacques Ferrand portaient sur ce rare et grand homme de bien.

XIV L’étude

L’étude de M. Ferrand ressemblait à toutes les études; ses clercs à tous les clercs. On y arrivait par une antichambre meublée de quatre vieilles chaises. Dans l’étude proprement dite, entourée de casiers garnis des cartons renfermant les dossiers des clients de M. Ferrand, cinq jeunes gens, courbés sur des pupitres de bois noir, riaient, causaient, ou griffonnaient incessamment.

Une salle d’attente, encore remplie de cartons, et dans laquelle se tenait d’habitude M. le premier clerc; puis une autre pièce vide, qui, pour plus de secret, séparait le cabinet du notaire de cette salle d’attente, tel était l’ensemble de ce laboratoire d’actes de toutes sortes.