– Cela n’est pas vrai…
– Cette traite est fausse!… La maison Meulaert n’a jamais contracté d’engagement avec William Smith; elle ne le connaît pas.
– Serait-il vrai! s’écria M. de Saint-Remy avec autant de surprise que d’indignation; mais alors j’ai été horriblement trompé, monsieur… car j’ai reçu cette valeur comme argent comptant.
– De qui?
– De M. William Smith lui-même; la maison Meulaert est si connue… je connaissais moi-même tellement la probité de M. William Smith que j’ai accepté cette traite en payement d’une somme qu’il me devait…
– William Smith n’a jamais existé… c’est un personnage imaginaire…
– Monsieur, vous m’insultez!
– Sa signature est fausse et supposée comme le reste.
– Je vous dis, monsieur, que M. William Smith existe; mais j’ai sans doute été dupe d’un horrible abus de confiance.
– Pauvre jeune homme!…
– Expliquez-vous.
– En quatre mots, le dépositaire actuel de la traite est convaincu que vous avez commis le faux…
– Monsieur!…
– Il prétend en avoir la preuve; avant-hier, il est venu me prier de vous mander chez moi et de vous proposer de vous rendre cette fausse traite… moyennant transaction… Jusque-là tout était loyal; voici qui ne l’est plus, et je ne vous en parle qu’à titre de renseignements: il demande cent mille francs… écus… aujourd’hui même; ou sinon, demain, à midi, le faux est déposé au parquet du procureur du roi.
– C’est une indignité!
– Et de plus une absurdité… Vous êtes ruiné, vous étiez poursuivi pour une somme que vous venez de me payer, grâce à je ne sais quelle ressource… voilà ce que j’ai déclaré à ce tiers porteur… Il m’a répondu à cela… que certaine grande dame très-riche ne vous laisserait pas dans l’embarras…
– Assez, monsieur!… assez!…
– Autre indignité, autre absurdité! d’accord.
– Enfin, monsieur, que veut-on?
– Indignement exploiter une action indigne. J’ai consenti à vous faire savoir cette proposition tout en la flétrissant comme un honnête homme doit la flétrir. Maintenant cela vous regarde. Si vous êtes coupable, choisissez entre la cour d’assises ou la rançon qu’on vous impose… Ma démarche est tout officieuse, et je ne me mêlerai pas davantage d’une affaire aussi sale. Le tiers porteur s’appelle M. Petit-Jean, négociant en huiles; il demeure sur le bord de la Seine, quai de Billy, 10. Arrangez-vous avec lui. Vous êtes dignes de vous entendre… si vous êtes faussaire, comme il l’affirme.
M. de Saint-Remy était entré chez Jacques Ferrand le verbe insolent, la tête haute. Quoiqu’il eût commis dans sa vie quelques actions honteuses, il restait encore en lui une certaine fierté de race, un courage naturel qui ne s’était jamais démenti. Au commencement de cet entretien, regardant le notaire comme un adversaire indigne de lui, il s’était contenté de le persifler.
Lorsque Jacques Ferrand eut parlé de faux… le vicomte se sentit écrasé. À son tour il se trouvait dominé par le notaire.
Sans l’empire absolu qu’il avait sur lui-même, il n’aurait pu cacher l’impression terrible que lui causa cette révélation inattendue; car elle pouvait avoir pour lui des suites incalculables, que le notaire ne soupçonnait même pas.
Après un moment de silence et de réflexion il se résigna, lui si orgueilleux, si irritable, si vain de sa bravoure, à implorer cet homme grossier qui lui avait si rudement parlé l’austère langage de la probité.
– Monsieur, vous me donnez une preuve d’intérêt dont je vous remercie; je regrette la vivacité de mes premières paroles…, dit M. de Saint-Remy d’un ton cordial.
– Je ne m’intéresse pas du tout à vous, reprit brutalement le notaire. Votre père étant l’honneur même, je n’aurais pas voulu voir son nom à la cour d’assises: voilà tout.
– Je vous répète, monsieur, que je suis incapable de l’infamie dont on m’accuse.
– Vous direz cela à M. Petit-Jean.
– Mais je l’avoue, l’absence de M. Smith, qui a indignement abusé de ma bonne foi…
– Infâme Smith!
– L’absence de M. Smith me met dans un cruel embarras; je suis innocent; qu’on m’accuse, je le prouverai; mais une telle accusation flétrit toujours un galant homme.
– Après?
– Soyez assez généreux pour employer la somme que je viens de vous remettre à désintéresser en partie la personne qui a cette traite entre les mains.
– Cet argent appartient à mon client, il est sacré!
– Mais dans deux ou trois jours je le rembourserai.
– Vous ne le pourrez pas.
– J’ai des ressources.
– Aucunes… d’avouables du moins. Votre mobilier, vos chevaux ne vous appartiennent plus, dites-vous… ce qui m’a l’air d’une fraude indigne.
– Vous êtes bien dur, monsieur. Mais, en admettant cela, ne ferai-je pas argent de tout dans une extrémité aussi désespérée? Seulement, comme il m’est impossible de me procurer d’ici à demain midi cent mille francs, je vous en conjure, employez l’argent que je viens de vous remettre à retirer cette malheureuse traite; ou bien… vous qui êtes si riche… faites-moi cette avance, ne me laissez pas dans une position pareille…
– Moi, répondre de cent mille francs pour vous! Ah çà! vous êtes donc fou?
– Monsieur, je vous en supplie… au nom de mon père… dont vous m’avez parlé… soyez assez bon pour…
– Je suis bon pour ceux qui le méritent, dit rudement le notaire; honnête homme, je hais les escrocs, et je ne serais pas fâché de voir un de ces beaux fils sans foi ni loi, impies et débauchés, une bonne fois attaché au pilori pour servir d’exemple aux autres… Mais j’entends vos chevaux qui s’impatientent, monsieur le vicomte, dit le notaire en souriant du bout de ses dents noires.
À ce moment on frappa à la porte du cabinet.
– Qu’est-ce? dit Jacques Ferrand.
– Madame la comtesse d’Orbigny, dit le maître clerc.
– Priez-la d’attendre un moment.
– C’est la belle-mère de la marquise d’Harville! s’écria M. de Saint-Remy.
– Oui, monsieur; elle a rendez-vous avec moi; ainsi, serviteur.
– Pas un mot de ceci, monsieur! s’écria M. de Saint-Remy d’un ton menaçant.
– Je vous ai dit, monsieur, qu’un notaire était aussi discret qu’un confesseur.
Jacques Ferrand sonna; le clerc parut.
– Faites entrer Mme d’Orbigny. Puis, s’adressant au vicomte: «Prenez ces treize cent francs, monsieur, ce sera toujours un à-compte pour M. Petit-Jean.»
Mme d’Orbigny (autrefois Mme Roland) entra au moment où M. de Saint-Remy sortait, les traits contractés par la rage de s’être inutilement humilié devant le notaire.
– Eh! bonjour, monsieur de Saint-Remy, lui dit Mme d’Orbigny; combien il y a de temps que je ne vous ai vu…
– En effet, madame, depuis le mariage de d’Harville, dont j’étais témoin, je n’ai pas eu l’honneur de vous rencontrer, dit M. de Saint-Remy en s’inclinant et en donnant tout à coup à ses traits une expression affable et souriante. Depuis lors, vous êtes toujours restée en Normandie?