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Le notaire se leva de son fauteuil, avança une chaise, la montra du geste à Sarah et lui dit:

– Vous m’avez demandé, madame, un rendez-vous pour aujourd’hui; j’ai été très-occupé hier, je n’ai pu vous répondre que ce matin; je vous en fais mille excuses.

– Je désirais vous voir, monsieur… pour une affaire de la plus haute importance… Votre réputation de probité, de bonté, d’obligeance, m’a fait espérer le succès de la démarche que je tente auprès de vous…

Le notaire s’inclina légèrement sur sa chaise.

– Je sais, monsieur, que votre discrétion est à toute épreuve…

– C’est mon devoir, madame.

– Vous êtes, monsieur, un homme rigide et incorruptible.

– Oui, madame.

– Pourtant, si l’on vous disait: «Monsieur, il dépend de vous de rendre la vie… plus que la vie… la raison, à une malheureuse mère», auriez-vous le courage de refuser?

– Précisez des faits, madame, je répondrai.

– Il y a quatorze ans environ, à la fin du mois de décembre 1824, un homme, jeune encore, vêtu de deuil… est venu vous proposer de prendre en viager la somme de cent cinquante mille francs, que l’on voulait placer à fonds perdus sur la tête d’une enfant de trois ans dont les parents désiraient rester inconnus.

– Ensuite, madame? dit le notaire, s’épargnant ainsi de répondre affirmativement.

– Vous avez consenti à vous charger de ce placement, et de faire assurer à cette enfant une rente viagère de huit mille francs; la moitié de ce revenu devait être capitalisée à son profit jusqu’à sa majorité; l’autre moitié devait être payée par vous à la personne qui prenait soin de cette petite fille?

– Ensuite, madame?

– Au bout de deux ans, dit Sarah sans pouvoir vaincre une légère émotion, le 28 novembre 1827, cette enfant est morte.

– Avant de continuer cet entretien, madame, je vous demanderai quel intérêt vous portez à cette affaire.

– La mère de cette petite fille est… ma sœur, monsieur [39]. J’ai là, pour preuve de ce que j’avance, l’acte de décès de cette pauvre petite, les lettres de la personne qui a pris soin d’elle, l’obligation d’un de vos clients, chez lequel vous aviez placé les cinquante mille écus.

– Voyons ces papiers, madame.

Assez étonnée de ne pas être crue sur parole, Sarah tira d’un portefeuille plusieurs papiers, que le notaire examina soigneusement.

– Eh bien! madame, que désirez-vous? L’acte de décès est parfaitement en règle, et les cinquante mille écus ont été acquis à M. Petit-Jean, mon client, par la mort de l’enfant; c’est une des chances des placements viagers, je l’ai fait observer à la personne qui m’a chargé de cette affaire. Quant aux revenus, ils ont été exactement payés par moi jusqu’à la mort de l’enfant.

– Rien de plus loyal que votre conduite en tout ceci, monsieur, je me plais à le reconnaître. La femme à qui l’enfant a été confiée a eu aussi des droits à notre gratitude, elle a eu les plus grands soins de ma pauvre petite nièce.

– Cela est vrai, madame; j’ai même été si satisfait de la conduite de cette femme que, la voyant sans place après la mort de cette enfant, je l’ai prise à mon service, et depuis ce temps elle y est encore.

– Mme Séraphin est à votre service, monsieur?

– Depuis quatorze ans, comme femme de charge. Et je n’ai qu’à me louer d’elle.

– Puisqu’il en est ainsi, monsieur, elle pourrait nous être d’un grand secours si… vous… vouliez bien accueillir une demande qui vous paraîtra étrange, peut-être même… coupable au premier abord; mais quand vous saurez dans quelle intention…

– Une demande coupable, madame! Je ne vous crois pas plus capable de la faire que moi de l’écouter.

– Je sais, monsieur, que vous êtes la dernière personne à qui on devrait adresser une pareille requête; mais je mets tout mon espoir… mon seul espoir, dans votre pitié. En tout cas, je puis compter sur votre discrétion?

– Oui, madame.

– Je continue donc. La mort de cette pauvre petite fille a jeté sa mère dans une désolation telle que sa douleur est aussi vive aujourd’hui qu’il y a quatorze ans, et qu’après avoir craint pour sa vie, aujourd’hui nous craignons pour sa raison.

– Pauvre mère! dit M. Ferrand avec un soupir.

– Oh! oui, bien malheureuse mère, monsieur; car elle ne pouvait que rougir de la naissance de sa fille à l’époque où elle l’a perdue, tandis qu’à cette heure les circonstances sont telles que ma sœur, si son enfant vivait encore, pourrait la légitimer, s’en enorgueillir, ne plus jamais la quitter. Aussi, ce regret incessant venant se joindre à ses autres chagrins, nous craignons à chaque instant de voir sa raison s’égarer.

– Il n’y a malheureusement rien à faire à cela.

– Si, monsieur.

– Comment, madame?

– Supposez qu’on vienne dire à la pauvre mère: «On a cru votre fille morte, elle ne l’est pas; la femme qui a pris soin d’elle étant toute petite pourrait l’affirmer.»

– Un tel mensonge serait cruel, madame… pourquoi donner en vain un espoir à cette pauvre mère?

– Mais, si ce n’était pas un mensonge, monsieur? Ou plutôt si cette supposition pouvait se réaliser?

– Par un miracle? S’il ne fallait pour l’obtenir que joindre mes prières aux vôtres, je les joindrais du plus profond de mon cœur… croyez-le, madame… Malheureusement l’acte de décès est formel.

– Mon Dieu, je le sais, monsieur, l’enfant est mort; et pourtant, si vous vouliez, le malheur ne serait pas irréparable.

– Est-ce une énigme, madame?

– Je parlerai donc plus clairement… Que ma sœur retrouve demain sa fille, non-seulement elle renaît à la vie, mais encore elle est sûre d’épouser le père de cet enfant, aujourd’hui libre comme elle. Ma nièce est morte à six ans. Séparée de ses parents dès l’âge le plus tendre, ils n’ont conservé d’elle aucun souvenir… Supposez qu’on trouve une jeune fille de dix-sept ans, ma nièce aurait maintenant cet âge… une jeune fille comme il y en a tant, abandonnée de ses parents; qu’on dise à ma sœur: «Voilà votre fille, car on vous a trompée: de graves intérêts ont voulu qu’on la fît passer pour morte. La femme qui l’a élevée, un notaire respectable, vous affirmeront, vous prouveront que c’est bien elle…»

Jacques Ferrand, après avoir laissé parler la comtesse sans l’interrompre, se leva brusquement et s’écria d’un air indigné:

– Assez… assez!… Madame! Oh! cela est infâme!

– Monsieur!

– Oser me proposer à moi… à moi… une supposition d’enfant… l’anéantissement d’un acte de décès… une action criminelle, enfin! C’est la première fois de ma vie que je subis un pareil outrage… et je ne l’ai pourtant pas mérité, mon Dieu… vous le savez!

– Mais, monsieur, à qui cela fait-il du tort? Ma sœur et la personne qu’elle désire épouser sont veufs et sans enfants… tous deux regrettent amèrement la fille qu’ils ont perdue. Les tromper… mais c’est les rendre au bonheur, à la vie… mais c’est assurer le sort le plus heureux à quelque pauvre fille abandonnée… c’est donc là une noble, une généreuse action, et non pas un crime.