Et Sarah sortit.
«Tout va bien, se dit-elle. Cette misérable jeune fille à laquelle Rodolphe s’intéressait par caprice, et qu’il avait envoyée à la ferme de Bouqueval, afin d’en faire sans doute plus tard sa maîtresse, n’est plus maintenant à craindre… grâce à la borgnesse qui m’en a délivrée…
«L’adresse de Rodolphe a sauvé Mme d’Harville du piège où j’avais voulu la faire tomber; mais il est impossible qu’elle échappe à la nouvelle trame que je médite: elle sera donc à jamais perdue pour Rodolphe.
«Alors, attristé, découragé, isolé de toute affection, ne sera-t-il pas dans une position d’esprit telle, qu’il ne demandera pas mieux que d’être dupe d’un mensonge auquel je puis donner toutes les apparences de la réalité avec l’aide du notaire?… Et le notaire m’aidera, car je l’ai effrayé.
«Je trouverai facilement une jeune fille orpheline, intéressante et pauvre, qui, instruite par moi, remplira le rôle de notre enfant si amèrement regrettée par Rodolphe. Je connais la grandeur, la générosité de son cœur. Oui, pour donner un nom, un rang à celle qu’il croira sa fille, jusqu’alors malheureuse et abandonnée, il renouera nos liens que j’avais crus indissolubles. Les prédictions de ma nourrice se réaliseront enfin, et j’aurai cette fois sûrement atteint le but constant de ma vie… une couronne!»
À peine Sarah venait-elle de quitter la maison du notaire que M. Charles Robert y entra, descendant du cabriolet le plus élégant: il se dirigea en habitué vers le cabinet de Jacques Ferrand.
XVIII M. Charles Robert
Le commandant, ainsi que disait Mme Pipelet, entra sans façon chez le notaire, qu’il trouva d’une humeur sombre et atrabilaire, et qui lui dit brutalement:
– Je réserve les après-midi pour mes clients… quand vous voulez me parler, venez donc le matin.
– Mon cher tabellion (c’était une des plaisanteries de M. Robert), il s’agit d’une affaire importante… d’abord, et puis je tenais à vous rassurer par moi-même sur les craintes que vous pouviez avoir.
– Quelles craintes?
– Vous ne savez donc pas?
– Quoi?
– Mon duel…
– Votre duel?
– Avec le duc de Lucenay. Comment, vous ignorez?
– Oui.
– Ah! bah!
– Et pourquoi ce duel?
– Une chose excessivement grave, qui voulait du sang. Figurez-vous qu’en pleine ambassade M. de Lucenay s’était permis de me dire en face que… j’avais la pituite!
– Que vous aviez?
– La pituite, mon cher tabellion; une maladie qui doit être très-ridicule!
– Vous vous êtes battu pour cela?
– Et pourquoi diable voulez-vous donc qu’on se batte? Vous croyez qu’on peut, là… de sang-froid… s’entendre dire froidement qu’on a la pituite? et devant une femme charmante, encore!… devant une petite marquise… que… Enfin, suffit… ça ne pouvait se passer comme cela…
– Certainement.
– Nous autres militaires, vous comprenez… nous sommes toujours sur la hanche. Mes témoins ont été avant-hier s’entendre avec ceux du duc. J’avais très-nettement posé la question… ou un duel ou une rétractation.
– Une rétractation… de quoi?
– De la pituite, pardieu! de la pituite qu’il se permettait de m’attribuer!
Le notaire haussa les épaules.
– De leur côté, les témoins du duc disaient: «Nous rendons justice au caractère honorable de M. Charles Robert; mais M. de Lucenay ne peut, ne doit ni ne veut se rétracter. – Ainsi, messieurs, ripostèrent mes témoins, M. de Lucenay s’opiniâtre à soutenir que M. Charles Robert a la pituite? – Oui, messieurs; mais il ne croit pas en cela porter atteinte à la considération de M. Robert. – Alors, qu’il se rétracte. – Non, messieurs; M. de Lucenay reconnaît M. Robert pour un galant homme; mais il prétend qu’il a la pituite.» Vous voyez qu’il n’y avait pas moyen d’arranger une affaire aussi grave…
– Aucun… vous étiez insulté dans ce que l’homme a de plus respectable.
– N’est-ce pas? Aussi on convient du jour, de l’heure, de la rencontre; et hier matin, à Vincennes, tout s’est passé le plus honorablement du monde; j’ai donné un léger coup d’épée dans le bras au duc de Lucenay; les témoins ont déclaré l’honneur satisfait. Alors le duc a dit à haute voix: «Je ne me rétracte jamais avant une affaire; après, c’est différent; il est donc de mon devoir, de mon honneur, de proclamer que j’avais faussement accusé M. Charles Robert d’avoir la pituite. Messieurs, je reconnais non-seulement que mon loyal adversaire n’a pas la pituite, mais j’affirme qu’il est incapable de l’avoir jamais…» Puis le duc m’a tendu cordialement la main en me disant: «Êtes-vous content? – C’est entre nous à la vie et à la mort!» lui ai-je répondu. Et je lui devais bien ça… Le duc a parfaitement fait les choses… Il aurait pu ne rien dire du tout, ou se contenter de déclarer que je n’avais pas la pituite… Mais affirmer que je ne l’aurais jamais… c’était un procédé très-délicat de sa part.
– Voilà ce que j’appelle du courage bien employé!… Mais que voulez-vous?
– Mon cher garde-notes (autre plaisanterie de M. Robert), il s’agit de quelque chose de très-important pour moi. Vous savez que, d’après nos conventions, lorsque je vous ai avancé trois cent cinquante mille francs pour achever de payer votre charge, il a été stipulé qu’en vous prévenant trois mois d’avance je pourrais retirer de chez vous… ces fonds dont vous me payez l’intérêt…
– Après?
– Eh bien! dit M. Robert avec embarras, je… non… mais… c’est que…
– Quoi?
– Vous concevez, c’est un pur caprice… l’idée de devenir seigneur terrien, cher tabellion.
– Expliquez-vous donc! Vous m’impatientez!
– En un mot, on me propose une acquisition territoriale, et si cela ne vous était pas désagréable… je voudrais, c’est-à-dire je désirerais retirer mes fonds de chez vous… et je viens vous en prévenir, selon nos conventions…
– Ah! ah!
– Cela ne vous fâche pas, au moins?
– Pourquoi cela me fâcherait-il?
– Parce que vous pourriez croire…
– Je pourrais croire?
– Que je suis l’écho des bruits…
– Quels bruits?
– Non, rien, des bêtises…
– Mais parlez donc…
– Ce n’est pas une raison parce qu’il court sur vous de sots propos…
– Quels propos?
– Il n’y a pas un mot de vrai là-dedans… mais les méchants affirment que vous vous êtes trouvé malgré vous engagé dans de mauvaises affaires. Purs cancans, bien entendu. C’est comme lorsqu’on a dit que nous jouions à la Bourse ensemble. Ces bruits sont tombés bien vite… car je veux que vous et moi nous devenions chèvres si…
– Ainsi vous ne croyez plus votre argent en sûreté chez moi?
– Si fait, si fait… mais j’aimerais autant l’avoir entre mes mains…
– Attendez-moi là…