M. Ferrand ferma le tiroir de son bureau et se leva.
– Où allez-vous donc, mon cher garde-notes?
– Chercher de quoi vous convaincre de la vérité des bruits qui courent de l’embarras de mes affaires, dit ironiquement le notaire.
Et, ouvrant la porte d’un petit escalier dérobé, qui lui permettait d’aller au pavillon du fond sans passer par l’étude, il disparut.
À peine était-il sorti que le maître clerc frappa.
– Entrez, dit Charles Robert.
– M. Ferrand n’est pas là?
– Non, mon digne basochien. (Autre plaisanterie de M. Robert).
– C’est une dame voilée qui veut parler au patron à l’instant pour une affaire très-pressante…
– Digne basochien, le patron va revenir tout à l’heure, je lui dirai cela. Est-elle jolie, cette dame?
– Il faudrait être malin pour le deviner; elle a un voile noir, si épais qu’on ne voit pas sa figure…
– Bon, bon! Je vais joliment la dévisager en sortant. Je vais prévenir M. Ferrand dès qu’il va rentrer.
Le clerc sortit.
«Où diable est allé le tabellion? se demanda M. Charles Robert. Me chercher sans doute l’état de sa caisse… Si ces bruits sont absurdes, tant mieux!… Après cela… bah!… Ce sont peut-être de méchantes langues qui font courir ces propos-là… les gens intègres comme Jacques Ferrand ont tant d’envieux!… C’est égal, j’aime autant avoir mes fonds… j’achèterai le château dont on m’a parlé… il y a des tourelles gothiques du temps de Louis XIV, genre Renaissance…, tout ce qu’il y a de plus rococo… ça me donnera un petit air seigneurial qui ne sera pas piqué des vers… Ça ne sera pas comme mon amour pour cette bégueule de Mme d’Harville… M’a-t-elle fait aller!… mon Dieu! m’a-t-elle fait aller… Oh! non, je n’ai pas fait mes frais… comme dit cette stupide portière de la rue du Temple, avec sa perruque à l’enfant… Cette plaisanterie-là me coûte au moins mille écus. Il est vrai que les meubles me restent… et que j’ai de quoi compromettre la marquise… Mais voici le tabellion.»
M. Ferrand revenait, tenant à la main quelques papiers qu’il remit à M. Charles Robert.
– Voici, dit-il à ce dernier, trois cent cinquante mille francs en bons du Trésor… Dans quelques jours nous réglerons nos comptes d’intérêt… Faites-moi un reçu…
– Comment!… s’écria M. Robert stupéfait. Ah çà, n’allez pas croire au moins que…
– Je ne crois rien…
– Mais…
– Ce reçu!…
– Cher garde-notes!…
– Écrivez donc, et dites aux gens qui vous parlent de l’embarras de mes affaires de quelle manière je réponds à ces soupçons.
– Le fait est que, dès qu’on va savoir cela, votre crédit n’en sera que plus solide; mais vraiment, reprenez cet argent, je n’en ai que faire en ce moment; je vous disais dans trois mois.
– Monsieur Charles Robert, on ne me soupçonne pas deux fois.
– Vous êtes fâché?
– Ce reçu!
– Barre de fer, allez! dit M. Charles Robert. Puis il ajouta en écrivant le reçu:
– Il y a une dame on ne peut pas plus voilée qui veut vous parler tout de suite, tout de suite pour une affaire très-pressée… Je me fais une joie de la bien regarder en passant devant elle… Voilà votre reçu; est-il en règle?
– Très-bien! Maintenant allez-vous-en par ce petit escalier.
– Mais la dame?
– C’est justement pour que vous ne la voyiez pas.
Et le notaire, sonnant son maître clerc, lui dit:
– Faites entrer cette dame… Adieu, monsieur Robert.
– Allons… il faut renoncer à la voir. Sans rancune, tabellion… Croyez bien que…
– Bien, bien! adieu…
Et le notaire referma la porte sur M. Charles Robert.
Au bout de quelques instants le maître clerc introduisit Mme la duchesse de Lucenay, vêtue très-modestement, enveloppée d’un grand châle, et la figure complètement cachée par l’épais voile de dentelle noire qui entourait son chapeau de moire de la même couleur.
XIX Mme de Lucenay
Mme de Lucenay, assez troublée, s’approcha lentement du bureau du notaire, qui alla quelques pas à sa rencontre.
– Qui êtes-vous, madame… et que me voulez-vous? dit brusquement Jacques Ferrand, dont l’humeur, déjà très-assombrie par les menaces de Sarah, s’était exaspérée aux soupçons fâcheux de M. Charles Robert. D’ailleurs la duchesse était vêtue si modestement que le notaire ne voyait aucune raison pour ne pas la rudoyer. Comme elle hésitait à parler, il reprit durement:
– Vous expliquerez-vous enfin, madame?
– Monsieur…, dit-elle d’une voix émue, en tâchant de cacher son visage sous les plis de son voile, monsieur… peut-on vous confier un secret de la plus haute importance?…
– On peut tout me confier, madame; mais il faut que je sache et que je voie à qui je parle.
– Monsieur… cela, peut-être, n’est pas nécessaire… Je sais que vous êtes l’honneur, la loyauté même…
– Au fait, madame… au fait, il y a là… quelqu’un qui m’attend… Qui êtes-vous?
– Peu vous importe mon nom, monsieur… Un… de… mes amis… de mes parents, sort de chez vous.
– Son nom?
– M. Florestan de Saint-Remy.
– Ah! fit le notaire; et il jeta sur la duchesse un regard attentif et inquisiteur, et il reprit:
– Eh bien! madame?
– M. de Saint-Remy… m’a tout dit… monsieur…
– Que vous a-t-il dit, madame?
– Tout!…
– Mais encore…
– Mon Dieu! monsieur… vous le savez bien.
– Je sais beaucoup de choses sur M. de Saint-Remy.
– Hélas! monsieur, une chose terrible!…
– Je sais beaucoup de choses terribles sur M. de Saint-Remy…
– Ah! monsieur! il me l’avait bien dit, vous êtes sans pitié…
– Pour les escrocs et les faussaires comme lui… oui, je suis sans pitié. Ce Saint-Remy est-il votre parent? Au lieu de l’avouer, vous devriez en rougir. Venez-vous pleurnicher ici pour m’attendrir? C’est inutile; sans compter que vous faites là un vilain métier pour une honnête femme… si vous l’êtes…
Cette brutale insolence révolta l’orgueil et le sang patricien de la duchesse. Elle se redressa, rejeta son voile en arrière; alors, l’attitude altière, le regard impérieux, la voix ferme, elle dit:
– Je suis la duchesse de Lucenay… monsieur…
Cette femme prit alors un si grand air, son aspect devint si imposant, que le notaire, dominé, charmé, recula tout interdit, ôta machinalement le bonnet de soie noire qui couvrait son crâne et salua profondément.
Rien n’était, en effet, plus gracieux et plus fier que le visage et la tournure de Mme de Lucenay; elle avait pourtant alors trente ans bien sonnés, une figure pâle et un peu fatiguée; mais aussi elle avait de grands yeux bruns étincelants et hardis, de magnifiques cheveux noirs, le nez fin et arqué, la lèvre rouge et dédaigneuse, le teint éclatant, les dents éblouissantes, la taille haute et mince, souple et pleine de noblesse, «une démarche de déesse sur les nuées», comme dit l’immortel Saint-Simon.