Avec un œil de poudre et le grand habit du XVIIIe siècle, Mme de Lucenay eût représenté au physique et au moral une de ces libertines [40] duchesses de la Régence qui mettaient à la fois tant d’audace, d’étourderie et de séduisante bonhomie dans leurs nombreuses amours, qui s’accusaient de temps à autre de leurs erreurs avec tant de franchise et de naïveté que les plus rigoristes disaient en souriant: «Sans doute elle est bien légère, bien coupable; mais elle est si bonne, si charmante! Elle aime ses amants avec tant de dévouement, de passion… de fidélité… tant qu’elle les aime… qu’on ne saurait trop lui en vouloir. Après tout, elle ne damne qu’elle-même, et elle fait tant d’heureux!»
Sauf la poudre et les grands paniers, telle était aussi Mme de Lucenay lorsque de sombres préoccupations ne l’accablaient pas.
Elle était entrée chez le notaire en timide bourgeoise… elle se montra tout à coup grande dame altière, irritée. Jamais Jacques Ferrand n’avait de sa vie rencontré une femme d’une beauté si insolente, d’une tournure à la fois si noble et si hardie.
Le visage un peu fatigué de la duchesse, ses beaux yeux entourés d’une imperceptible auréole d’azur, ses narines roses fortement dilatées, annonçaient une de ces natures ardentes que les hommes peu platoniques adorent avec autant d’ivresse que d’emportement. Quoique vieux, laid, ignoble, sordide, Jacques Ferrand était autant qu’un autre capable d’apprécier le genre de beauté de Mme de Lucenay.
Sa haine et sa rage contre M. de Saint-Remy s’augmentaient de l’admiration brutale que lui inspirait sa fière et belle maîtresse; le Jacques Ferrand, rongé de toutes sortes de fureurs contenues, se disait avec rage que ce gentilhomme faussaire, qu’il avait presque forcé de s’agenouiller devant lui en le menaçant des assises, inspirait un tel amour à cette grande dame qu’elle risquait une démarche qui pouvait la perdre. À ces pensées, le notaire sentit renaître son audace un moment paralysée. La haine, l’envie, une sorte de ressentiment farouche et brûlant, allumèrent dans son regard, sur son front et sur sa joue, les feux des plus honteuses, des plus méchantes passions.
Voyant Mme de Lucenay sur le point d’entamer un entretien si délicat, il s’attendait de sa part à des détours, à des tempéraments.
Quelle fut sa stupeur! Elle lui parla avec autant d’assurance et de hauteur que s’il se fût agi de la chose la plus naturelle du monde, et comme si devant un homme de son espèce elle n’avait aucun souci de la réserve et des convenances qu’elle eût certainement gardées avec ses pareils à elle.
En effet, l’insolente grossièreté du notaire, en la blessant au vif, avait forcé Mme de Lucenay de sortir du rôle humble et implorant qu’elle avait pris d’abord à grand-peine; revenue à son caractère, elle crut au-dessous d’elle de descendre jusqu’à la moindre réticence devant ce griffonneur d’actes.
Spirituelle, charitable et généreuse, pleine de bonté, de dévouement et de cœur, malgré ses fautes, mais fille d’une mère qui, par sa révoltante immoralité, avait trouvé moyen d’avilir jusqu’à la noble et sainte infortune de l’émigration, Mme de Lucenay, dans son naïf mépris de certaines races, eût dit comme cette impératrice romaine qui se mettait au bain devant un esclave: «Ce n’est pas un homme.»
– M’sieu le notaire, dit donc résolument la duchesse à Jacques Ferrand, M. de Saint-Remy est un de mes amis; il m’a confié l’embarras où il se trouve par l’inconvénient d’une double friponnerie dont il est victime… Tout s’arrange avec de l’argent: combien faut-il pour terminer ces misérables tracasseries?…
Jacques Ferrand restait abasourdi de cette façon cavalière et délibérée d’entrer en matière.
– On demande cent mille francs! reprit-il d’un ton bourru, après avoir surmonté son étonnement.
– Vous aurez vos cent mille francs… et vous enverrez tout de suite ces mauvais papiers à M. de Saint-Remy.
– Où sont les cent mille francs, madame la duchesse?
– Est-ce que je ne vous ai pas dit que vous les auriez, monsieur?
– Il les faut demain avant midi, madame; sinon la plainte en faux sera déposée au parquet.
– Eh bien! donnez cette somme, je vous en tiendrai compte; quant à vous je vous payerai bien…
– Mais, madame, il est impossible…
– Vous ne me direz pas, je crois, qu’un notaire comme vous ne trouve pas cent mille francs du jour au lendemain.
– Et sur quelles garanties, madame?
– Qu’est-ce que cela veut dire? Expliquez-vous.
– Qui me répondra de cette somme?
– Moi.
– Mais… madame…
– Faut-il vous dire que j’ai une terre de quatre-vingt mille livres de rente à quatre lieues de Paris?… Ça peut suffire, je crois, pour ce que vous appelez des garanties?
– Oui, madame, moyennant inscription hypothécaire.
– Qu’est-ce encore que ce mot-là? Quelque formalité sans doute… Faites, monsieur, faites…
– Un tel acte ne peut pas être dressé avant quinze jours, et il faut le consentement de M. votre mari, madame.
– Mais cette terre m’appartient, à moi, à moi seule, dit impatiemment la duchesse.
– Il m’importe, madame; vous êtes en puissance de mari, et les actes hypothécaires sont très-longs et très-minutieux.
– Mais encore une fois, monsieur, vous ne me ferez pas accroire qu’il soit si difficile de trouver cent mille francs en deux heures.
– Alors, madame, adressez-vous à votre notaire habituel, à vos intendants… Quant à moi, ça m’est impossible.
– J’ai des raisons, monsieur, pour tenir ceci secret, dit Mme de Lucenay avec hauteur. Vous connaissez les fripons qui veulent rançonner M. de Saint-Remy; c’est pour cela que je m’adresse à vous…
– Votre confiance m’honore infiniment, madame; mais je ne puis faire ce que vous me demandez.
– Vous n’avez pas cette somme?
– J’ai beaucoup plus que cette somme en billets de banque ou en bel et bon or… ici, dans ma caisse.
– Oh! que de paroles!… Est-ce ma signature que vous voulez… Je vous la donne, finissons…
– En admettant, madame, que vous fussiez Mme de Lucenay…
– Venez dans une heure à l’hôtel de Lucenay, monsieur. Je signerai chez moi ce qu’il faudra signer.
– M. le duc signera-t-il aussi?
– Je ne comprends pas, monsieur…
– Votre signature seule est sans valeur pour moi, madame. Jacques Ferrand jouissait avec de cruelles délices de la douloureuse impatience de la duchesse, qui, sous cette apparence de sang-froid et de dédain, cachait de pénibles angoisses.
Elle était pour le moment à bout de ses ressources. La veille, son joaillier lui avait avancé une somme considérable sur ses pierreries, dont quelques-unes avaient été confiées à Morel le lapidaire. Cette somme avait servi à payer les lettres de change de M. de Saint-Remy, à désarmer d’autres créanciers; M. Dubreuil, le fermier d’Arnouville, était en avance de plus d’une année de fermage, et d’ailleurs le temps manquait; malheureusement encore pour Mme de Lucenay, deux de ses amis, auxquels elle aurait pu recourir dans une situation extrême, étaient alors absents de Paris. À ses yeux, le vicomte était innocent du faux; il s’était dit, et elle l’avait cru, dupe de deux fripons; mais sa position n’en était pas moins terrible. Lui accusé, lui traîné en prison!… Alors même qu’il prendrait la fuite, son nom en serait-il moins déshonoré par un soupçon pareil?