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À ces terribles pensées, Mme de Lucenay frémissait de terreur… Elle aimait aveuglément cet homme à la fois si misérable et doué de si profondes séductions; sa passion pour lui était une de ces passions désordonnées que les femmes de son caractère et de son organisation ressentent ordinairement lorsque la première fleur de leur jeunesse est passée et qu’elles atteignent la maturité de l’âge.

Jacques Ferrand épiait attentivement les moindres mouvements de la physionomie de Mme de Lucenay, qui lui semblait de plus en plus belle et attrayante. Son admiration haineuse et contrainte augmentait d’ardeur, il éprouvait un âcre plaisir à tourmenter par ses refus cette femme, qui ne pouvait avoir pour lui que dégoût et mépris.

Celle-ci se révoltait à la pensée de dire au notaire un mot qui pût ressembler à une prière: pourtant c’est en reconnaissant l’inutilité d’autres tentatives qu’elle avait résolu de s’adresser à lui, cet homme seul pouvant sauver M. de Saint-Remy. Elle reprit:

– Puisque vous possédez la somme que je vous demande, monsieur, et qu’après tout ma garantie est suffisante, pourquoi me refusez-vous?

– Parce que les hommes ont leurs caprices comme les femmes, madame.

– Mais encore quel est ce caprice, qui vous fait agir contre vos intérêts? Car, je vous le répète, faites les conditions, monsieur… quelles qu’elles soient, je les accepte!

– Vous accepteriez toutes les conditions, madame? dit le notaire avec une expression singulière.

– Toutes!… deux, trois, quatre mille francs, plus si vous voulez! car, tenez, je vous le dis, ajouta franchement la duchesse d’un ton presque affectueux, je n’ai de ressource qu’en vous, monsieur, qu’en vous seul!… Il me serait impossible de trouver ailleurs ce que je vous demande pour demain… et il le faut… vous entendez!… il le faut absolument. Aussi, je vous le répète, quelle que soit la condition que vous mettiez à ce service, je l’accepte, rien ne me coûtera… rien…

La respiration du notaire s’embarrassait, ses tempes battaient, son front devenait pourpre; heureusement, les verres de ses lunettes éteignaient la flamme impure de ses prunelles; un nuage ardent s’étendait sur sa pensée ordinairement si claire et si froide; sa raison l’abandonna. Dans son ignoble aveuglement, il interpréta les derniers mots de Mme de Lucenay d’une manière indigne; il entrevit vaguement, à travers son intelligence obscurcie, une femme hardie comme quelques femmes de l’ancienne cour, une femme poussée à bout par la crainte du déshonneur de celui qu’elle aimait, et peut-être capable des plus abominables sacrifices pour le sauver. Cela était plus stupide qu’infâme à penser; mais, nous l’avons dit, quelquefois Jacques Ferrand devenait tigre ou loup, alors la bête l’emportait sur l’homme.

Il se leva brusquement et s’approcha de Mme de Lucenay.

Celle-ci, interdite, se leva comme lui et le regarda fort étonnée.

– Rien ne vous coûtera! s’écria-t-il d’une voix tremblante et entrecoupée en s’approchant encore de la duchesse. Eh bien! cette somme je vous la prêterai à une condition, à une seule condition… et je vous jure que… Il ne put achever sa déclaration.

Par une de ces contradictions bizarres de la nature humaine, à la vue des traits hideusement enflammés de M. Ferrand, aux pensées étranges et grotesques que soulevèrent ses prétentions amoureuses dans l’esprit de Mme de Lucenay, qui les devina, celle-ci, malgré ses inquiétudes, ses angoisses, partit d’un éclat de rire si franc, si fou, si éclatant, que le notaire recula stupéfait.

Puis, sans lui laisser le temps de prononcer une parole, la duchesse s’abandonna de plus en plus à son hilarité croissante, rabaissa son voile et, entre deux redoublements d’éclats de rire, elle dit au notaire, bouleversé par la haine, la rage et la fureur:

– J’aime encore mieux, franchement, demander ce service à M. de Lucenay.

Puis elle sortit, en continuant de rire si fort, que, la porte de son cabinet fermée, le notaire l’entendait encore.

Jacques Ferrand ne revint à la raison que pour maudire amèrement son imprudence. Pourtant peu à peu il se rassura en songeant qu’après tout la duchesse ne pouvait parler de cette aventure sans se compromettre gravement.

Néanmoins la journée était pour lui mauvaise. Il était plongé dans de noires pensées lorsque la porte dérobée de son cabinet s’ouvrit, et Mme Séraphin entra tout émue.

– Ah! Ferrand! s’écria-t-elle en joignant les mains, vous aviez bien raison de dire que nous serions peut-être un jour perdus pour l’avoir laissée vivre.

– Qui?

– Cette maudite petite fille.

– Comment?

– Une femme borgne que je ne connaissais pas, et à qui Tournemine avait livré la petite pour nous débarrasser, il y a quatorze ans, quand on l’a eu fait passer pour morte… Ah! mon Dieu! qui aurait cru cela!…

– Parle donc!… parle donc!…

– Cette femme borgne vient de venir… Elle était en bas tout à l’heure… Elle m’a dit qu’elle savait que c’était moi qui avais livré la petite.

– Malédiction! qui a pu le lui dire?… Tournemine… est aux galères…

– J’ai tout nié, en traitant cette borgnesse de menteuse. Mais, bah! elle soutient qu’elle a retrouvé cette petite fille, qui est grande maintenant; qu’elle sait où elle est, et qu’il ne tient qu’à elle de tout découvrir… de tout dénoncer…

– Mais l’enfer est donc aujourd’hui déchaîné contre moi! s’écria le notaire dans un accès de rage qui le rendit hideux.

– Mon Dieu! que dire à cette femme? Que lui promettre pour la faire taire?

– A-t-elle l’air heureuse?

– Comme je la traitais de mendiante, elle m’a fait sonner son cabas; il y avait de l’argent dedans.

– Et elle sait où est maintenant cette jeune fille?

– Elle affirme le savoir…

«Et c’est la fille de la comtesse Sarah Mac-Gregor, se dit le notaire avec stupeur. Et tout à l’heure elle m’offrait tant pour dire que sa fille n’était pas morte!… Et cette fille vit… je pourrais la lui rendre!… Oui, mais ce faux en acte de décès! Si on fait une enquête, je suis perdu! Ce crime peut mettre sur la voie des autres.»

Après un moment de silence, il dit à Mme Séraphin:

– Cette borgnesse sait où est cette jeune fille?

– Oui.

– Et cette femme doit revenir?

– Demain.

– Écris à Polidori qu’il vienne me trouver ce soir, à neuf heures.

– Est-ce que vous voudriez vous défaire de la jeune fille… et de la vieille?… Ce serait beaucoup en une fois, Ferrand!

– Je te dis d’écrire à Polidori d’être ici ce soir à neuf heures!