À la fin de ce jour, Rodolphe dit à Murph, qui n’avait pu pénétrer chez le notaire:
– Que M. de Graün fasse partir un courrier à l’instant même… Il faut que Cecily soit à Paris dans six jours…
– Encore cette infernale diablesse? L’exécrable femme du pauvre David, aussi belle qu’elle est infâme!… À quoi bon, monseigneur?…
– À quoi bon, sir Walter Murph?… Dans un mois vous demanderez cela au notaire Jacques Ferrand.
XX Dénonciation
Le jour de l’enlèvement de Fleur-de-Marie par la Chouette et par le Maître d’école, un homme à cheval était arrivé, vers dix heures du soir, à la métairie de Bouqueval, venant, disait-il, de la part de M. Rodolphe, rassurer Mme Georges sur la disparition de sa jeune protégée, qui lui serait ramenée d’un jour à l’autre. Pour plusieurs raisons très-importantes, ajoutait cet homme, M. Rodolphe priait Mme Georges, dans le cas où elle aurait quelque chose à lui demander, de ne pas lui écrire à Paris, mais de remettre une lettre à l’exprès, qui s’en chargerait.
Cet émissaire appartenait à Sarah.
Par cette ruse, elle tranquillisait Mme Georges et retardait ainsi de quelques jours le moment où Rodolphe apprendrait l’enlèvement de la Goualeuse.
Dans cet intervalle, Sarah espérait forcer le notaire Jacques Ferrand à favoriser l’indigne supercherie (la supposition d’enfant) dont nous avons parlé.
Ce n’était pas tout…
Sarah voulait aussi se débarrasser de Mme d’Harville, qui lui inspirait des craintes sérieuses, et qu’une fois déjà elle eût perdue sans la présence d’esprit de Rodolphe.
Le lendemain du jour où le marquis avait suivi sa femme dans la maison de la rue du Temple, Tom s’y rendit, fit facilement jaser Mme Pipelet, et apprit qu’une jeune dame, sur le point d’être surprise par son mari, avait été sauvée grâce à l’adresse d’un locataire de la maison nommé M. Rodolphe.
Instruite de cette circonstance, Sarah ne possédant aucune preuve matérielle des rendez-vous que Clémence avait donnés à M. Charles Robert, Sarah conçut un autre plan odieux: il se réduisait encore à envoyer l’écrit anonyme suivant à M. d’Harville, afin d’amener une rupture complète entre Rodolphe et le marquis, ou du moins de jeter dans l’âme de ce dernier des soupçons assez violents pour qu’il défendît à sa femme de recevoir jamais le prince.
Cette lettre était ainsi conçue:
«On vous a indignement joué; l’autre jour votre femme, avertie que vous la suiviez, a imaginé un prétexte de bienfaisance imaginaire: elle allait à un rendez-vous chez un très-auguste personnage qui a loué dans la maison de la rue du Temple une chambre au quatrième étage, sous le nom de Rodolphe. Si vous doutez de ces faits, si bizarres qu’ils vous paraissent, allez rue du Temple, n° 17; informez-vous, dépeignez les traits de l’auguste personnage dont on vous parle, et vous reconnaîtrez facilement que vous êtes le mari le plus crédule et le plus débonnaire qui ait jamais été souverainement trompé. Ne négligez pas cet avis… sinon l’on pourrait croire que vous êtes aussi par trop… l’ami du prince.»
Ce billet fut mis à la poste sur les cinq heures par Sarah, le jour de son entretien avec le notaire.
Ce même jour, après avoir recommandé à M. de Graün de hâter le plus possible l’arrivée de Cecily à Paris, Rodolphe sortit le soir pour aller faire une visite à Mme l’ambassadrice de ***; il devait ensuite se rendre chez Mme d’Harville pour lui annoncer qu’il avait trouvé une intrigue charitable digne d’elle.
Nous conduirons le lecteur chez Mme d’Harville. On verra, par l’entretien suivant, que cette jeune femme, en se montrant généreuse et compatissante envers son mari, qu’elle avait jusqu’alors traité avec une froideur extrême, suivait déjà les nobles conseils de Rodolphe.
Le marquis et sa femme sortaient de table; la scène se passait dans le petit salon dont nous avons parlé, l’expression des traits de Clémence était affectueuse et douce, M. d’Harville semblait moins triste que d’habitude.
Hâtons-nous de dire que le marquis n’avait pas encore reçu la nouvelle et infâme lettre anonyme de Sarah.
– Que faites-vous ce soir? dit-il machinalement à sa femme.
– Je ne sortirai pas… Et vous-même, que faites-vous?
– Je ne sais…, répondit-il avec un soupir; le monde m’est insupportable… je passerai cette soirée… comme tant d’autres soirées… seul.
– Pourquoi seul?… puisque je ne sors pas.
M. d’Harville regarda sa femme avec surprise.
– Sans doute… mais…
– Eh bien?
– Je sais que vous préférez souvent la solitude lorsque vous n’allez pas dans le monde…
– Oui, mais comme je suis très-capricieuse, dit Clémence en souriant, aujourd’hui j’aimerais beaucoup à partager ma solitude avec vous… si cela vous était agréable.
– Vraiment? s’écria M. d’Harville avec émotion. Que vous êtes aimable, d’aller ainsi au-devant d’un désir que je n’osais vous témoigner!
– Savez-vous, mon ami, que votre étonnement a presque l’air d’un reproche?
– Un reproche…? Oh! non, non; mais après mes injustes et cruels soupçons de l’autre jour, vous trouver si bienveillante, c’est, je l’avoue, une surprise pour moi, mais la plus douce des surprises.
– Oublions le passé, dit-elle à son mari avec un sourire d’une douceur angélique.
– Clémence, le pourrez-vous jamais! répondit-il tristement, n’ai-je pas osé vous soupçonner?… Vous dire à quelles extrémités m’aurait poussé une aveugle jalousie… mais qu’est-ce que cela, auprès d’autres torts plus grands, plus irréparables?
– Oublions le passé, vous dis-je, reprit Clémence en contenant une émotion pénible.
– Qu’entends-je?… Ce passé-là aussi, vous pourriez l’oublier?…
– Je l’espère…
– Il serait vrai! Clémence… vous seriez assez généreuse! Mais non, non, je ne puis croire à un pareil bonheur; j’y avais renoncé pour toujours.
– Vous aviez tort, vous le voyez.
– Quel changement, mon Dieu! Est-ce un rêve?… Oh dites-moi que je ne me trompe pas…
– Non… vous ne vous trompez pas…
– En effet, votre regard est moins froid… votre voix presque émue.
– Oh! dites! est-ce donc bien vrai?… Ne suis-je pas le jouet d’une illusion?
– Non… car moi aussi j’ai besoin de pardon…
– Vous?
– Souvent! N’ai-je pas été à votre égard dure, peut-être même cruelle? Ne devais-je pas songer qu’il vous aurait fallu un rare courage, une vertu plus qu’humaine, pour agir autrement que vous ne l’avez fait? Isolé, malheureux… comment résister au désir de chercher quelques consolations dans un mariage qui vous plaisait?… Hélas! quand on souffre, on est si disposé à croire à la générosité des autres… Votre tort a été jusqu’ici de compter sur la mienne… Eh bien! désormais, je tâcherai de vous donner raison.
– Oh! parlez… parlez encore, dit M. d’Harville les mains jointes, dans une sorte d’extase.