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Eugène Sue

Les Mystères De Paris Tome III

CINQUIÈME PARTIE

I Conseils

Rodolphe et Clémence causaient ensemble pendant que M. d’Harville lisait par deux fois la lettre de Sarah.

Les traits du marquis restèrent calmes; un tremblement nerveux presque imperceptible agita seulement sa main, lorsque après un moment d’hésitation il mit le billet dans la poche de son gilet.

– Au risque de passer encore pour un sauvage, dit-il à Rodolphe en souriant, je vous demanderai la permission, monseigneur, d’aller répondre à cette lettre… plus importante que je ne le pensais d’abord…

– Ne vous reverrai-je pas ce soir?

– Je ne crois pas avoir cet honneur, monseigneur. J’espère que Votre Altesse voudra bien m’excuser.

– Quel homme insaisissable! dit gaiement Rodolphe. N’essayerez-vous pas, madame, de le retenir?

– Je n’ose tenter ce que Votre Altesse a essayé en vain.

– Sérieusement, mon cher Albert, tâchez de nous revenir dès que votre lettre sera écrite… sinon promettez-moi de m’accorder quelques moments un matin… J’ai mille choses à vous dire.

– Votre Altesse me comble, dit le marquis en saluant profondément.

Et il se retira, laissant Clémence avec le prince.

– Votre mari est préoccupé, dit Rodolphe à la marquise; son sourire m’a paru contraint…

– Lorsque Votre Altesse est arrivée, M. d’Harville était profondément ému; il a eu grand-peine à vous le cacher.

– Je suis peut-être arrivé mal à propos?

– Non, monseigneur. Vous m’avez même épargné la fin d’un entretien pénible.

– Comment cela?

– J’ai dit à M. d’Harville la nouvelle conduite que j’étais résolue de suivre à son égard… en lui promettant soutien et consolation.

– Qu’il a dû être heureux!

– D’abord il l’a été autant que moi, car ses larmes, sa joie, m’ont causé une émotion que je ne connaissais pas encore… Autrefois, je croyais me venger en lui adressant un reproche ou un sarcasme… Triste vengeance! Mon chagrin n’en était ensuite que plus amer… Tandis que tout à l’heure… quelle différence! J’avais demandé à mon mari s’il sortait; il m’avait répondu tristement qu’il passerait la soirée seul, comme cela lui arrivait souvent. Quand je lui ai offert de rester auprès de lui… si vous aviez vu son étonnement, monseigneur! Combien ses traits, toujours sombres, sont tout à coup devenus radieux… Ah! vous aviez bien raison… rien de plus charmant à ménager que ces surprises de bonheur!…

– Mais comment ces preuves de bonté de votre part ont-elles amené cet entretien pénible dont vous me parliez?

– Hélas! monseigneur, dit Clémence en rougissant, à des espérances que j’avais fait naître, parce que je pouvais les réaliser… ont succédé chez M. d’Harville des espérances plus tendres… que je m’étais bien gardée de provoquer, parce qu’il me sera toujours impossible de les satisfaire…

– Je comprends… il vous aime si tendrement…

– Autant j’avais d’abord été touchée de sa reconnaissance… autant je me suis sentie glacée, effrayée, dès que son langage est devenu passionné… Enfin, lorsque dans son exaltation il a posé ses lèvres sur ma main… un froid mortel m’a saisie, je n’ai pu dissimuler ma frayeur… Je lui portai un coup douloureux… en manifestant ainsi l’invincible éloignement que me causait son amour… Je le regrette… Mais au moins M. d’Harville est maintenant à jamais convaincu, malgré mon retour vers lui, qu’il ne doit attendre de moi que l’amitié la plus dévouée…

– Je le plains… sans pouvoir vous blâmer; il est des susceptibilités pour ainsi dire sacrées… Pauvre Albert, si bon, si loyal pourtant!!! d’un cœur si vaillant, d’une âme si ardente! Si vous saviez combien j’ai été longtemps préoccupé de la tristesse qui le dévorait, quoique j’en ignorasse la cause… Attendons tout du temps, de la raison. Peu à peu il reconnaîtra le prix de l’affection que vous lui offrez, et il se résignera comme il s’était résigné jusqu’ici sans avoir les touchantes consolations que vous lui offrez…

– Et qui ne lui manqueront jamais, je vous le jure, monseigneur.

– Maintenant, songeons à d’autres infortunes. Je vous ai promis une bonne œuvre, ayant tout le charme d’un roman en action… Je viens remplir mon engagement.

– Déjà, monseigneur? Quel bonheur!

– Ah! que j’ai été bien inspiré en louant cette pauvre chambre de la rue du Temple, dont je vous ai parlé… Vous n’imaginez pas tout ce que j’ai trouvé là de curieux, d’intéressant!… D’abord vos protégés de la mansarde jouissent du bonheur que votre présence leur avait promis; ils ont cependant encore à subir de rudes épreuves; mais je ne veux pas vous attrister… Un jour vous saurez combien d’horribles maux peuvent accabler une seule famille…

– Quelle doit être leur reconnaissance envers vous!

– C’est votre nom qu’ils bénissent…

– Vous les avez secourus en mon nom, monseigneur?

– Pour leur rendre l’aumône plus douce… D’ailleurs, je n’ai fait que réaliser vos promesses.

– Oh! j’irai les détromper… leur dire ce qu’ils vous doivent.

– Ne faites pas cela! Vous le savez, j’ai une chambre dans cette maison, redoutez de nouvelles lâchetés anonymes de vos ennemis… ou des miens… et puis les Morel sont maintenant à l’abri du besoin… Songeons à notre intrigue. Il s’agit d’une pauvre mère et de sa fille, qui, autrefois dans l’aisance, sont aujourd’hui, par suite d’une spoliation infâme… réduites au sort le plus affreux.

– Malheureuses femmes!… Et où demeurent-elles, monseigneur?

– Je l’ignore.

– Mais comment avez-vous connu leur misère?

– Hier je vais au Temple… Vous ne savez pas ce que c’est que le Temple, madame la marquise?

– Non, monseigneur…

– C’est un bazar très-amusant à voir; j’allais donc faire là quelques emplettes avec ma voisine du quatrième…

– Votre voisine?…

– N’ai-je pas ma chambre, rue du Temple?

– Je l’oubliais, monseigneur…

– Cette voisine est une ravissante petite grisette, elle s’appelle Rigolette; elle rit toujours, et n’a jamais eu d’amant.

– Quelle vertu… pour une grisette!

– Ce n’est pas absolument par vertu qu’elle est sage, mais parce qu’elle n’a pas, dit-elle, le loisir d’être amoureuse; cela lui prendrait trop de temps, car il lui faut travailler douze à quinze heures par jour pour gagner vingt-cinq sous, avec lesquels elle vit!…

– Elle peut vivre de si peu?

– Comment donc! Elle a même comme objet de luxe deux oiseaux qui mangent plus qu’elle; sa chambrette est des plus proprettes, et sa mise des plus coquettes.

– Vivre avec vingt-cinq sous par jour! C’est un prodige…

– Un vrai prodige d’ordre, de travail, d’économie et de philosophie pratique, je vous assure; aussi je vous la recommande: elle est, dit-elle, très-habile couturière… En tout cas, vous ne seriez pas obligée de porter les robes qu’elle vous ferait…