– Celui-ci est singulier…
– Il signifie, dans leur hideux langage, la chanteuse; car cette jeune fille a, dit-on, une très-jolie voix; je le crois sans peine, car son accent est enchanteur…
– Et comment a-t-elle échappé à cette vilaine Louve?
– Rendue plus furieuse encore par le sang-froid de la Goualeuse, elle courut à elle l’injure à la bouche, son couteau levé; toutes les prisonnières jetèrent un cri d’effroi… Seule, la Goualeuse, regardant sans crainte cette redoutable créature, lui sourit avec amertume, en lui disant de sa voix angélique: «Oh! tuez-moi, tuez-moi, je le veux bien… et ne me faites pas trop souffrir!» Ces mots, m’a-t-on rapporté, furent prononcés avec une simplicité si navrante que presque toutes les détenues en eurent les larmes aux yeux.
– Je le crois bien, dit Mme d’Harville, péniblement émue.
– Les plus mauvais caractères, reprit l’inspectrice, ont heureusement quelquefois de bons revirements. En entendant ces mots empreints d’une résignation déchirante, la Louve, remuée, a-t-elle dit plus tard, jusqu’au fond de l’âme, jeta son couteau par terre, le foula aux pieds, et s’écria: «J’ai eu tort de te menacer, la Goualeuse, car je suis plus forte que toi; tu n’as pas eu peur de mon couteau, tu es brave… j’aime les braves; aussi maintenant, si l’on voulait te faire du mal, c’est moi qui te défendrais…»
– Quel caractère singulier!
– L’exemple de la Louve augmenta encore l’influence de la Goualeuse, et aujourd’hui, chose à peu près sans exemple, presque aucune des prisonnières ne la tutoie; la plupart la respectent et s’offrent même à lui rendre tous les petits services qu’on peut se rendre entre prisonnières. Je me suis adressée à quelques détenues de son dortoir pour savoir la cause de la déférence qu’elles lui témoignaient. «- C’est plus fort que nous, m’ont-elles répondu, on voit bien que ce n’est pas une personne comme nous autres. – Mais qui vous l’a dit? – On ne nous l’a pas dit, cela se voit. – Mais encore à quoi? – À mille choses. D’abord, hier, avant de se coucher, elle s’est mise à genoux et a fait sa prière: pour qu’elle prie, comme a dit la Louve, il faut bien qu’elle en ait le droit.»
– Quelle observation étrange!
– Ces malheureuses n’ont aucun sentiment religieux, et elles ne se permettraient pourtant jamais ici un mot sacrilège ou impie; vous verrez, madame, dans toutes nos salles, des espèces d’autels où la statue de la Vierge est entourée d’offrandes et d’ornements faits par elles-mêmes. Chaque dimanche, il se brûle un grand nombre de cierges en ex-voto. Celles qui vont à la chapelle s’y comportent parfaitement; mais généralement l’aspect des lieux saints leur impose ou les effraye. Pour revenir à la Goualeuse, ses compagnes me disaient encore: «On voit qu’elle n’est pas comme nous autres, à son air doux, à sa tristesse, à la manière dont elle parle… – Et puis enfin, reprit brusquement la Louve, qui assistait à cet entretien, il faut bien qu’elle ne soit pas des nôtres; car ce matin… dans le dortoir, sans savoir pourquoi… nous étions honteuses de nous habiller devant elle…»
– Quelle bizarre délicatesse au milieu de tant de dégradation! s’écria Mme d’Harville.
– Oui, madame, devant les hommes et entre elles la pudeur leur est inconnue, et elles sont péniblement confuses d’être vues à demi vêtues par nous ou par les personnes charitables qui, comme vous, madame la marquise, visitent les prisons. Ainsi ce profond instinct de pudeur que Dieu a mis en nous se révèle encore, même chez ces créatures, à l’aspect des seules personnes qu’elles puissent respecter.
– Il est au moins consolant de retrouver quelques bons sentiments naturels plus forts que la dépravation.
– Sans doute, car ces femmes sont capables de dévouements qui, honnêtement placés, seraient très-honorables… Il est encore un sentiment sacré pour elles qui ne respectent rien, ne craignent rien: c’est la maternité; elles s’en honorent, elles s’en réjouissent; il n’y a pas de meilleures mères, rien ne leur coûte pour garder leur enfant auprès d’elles; elles s’imposent, pour l’élever, les plus pénibles sacrifices; car, ainsi qu’elles disent, ce petit être est le seul qui ne les méprise pas.
– Elles ont donc un sentiment profond de leur abjection?
– On ne les méprise jamais autant qu’elles se méprisent elles-mêmes… Chez quelques-unes dont le repentir est sincère, cette tache originelle du vice reste ineffaçable à leurs yeux, lors même qu’elles se trouvent dans une condition meilleure; d’autres deviennent folles, tant l’idée de leur abjection première est chez elle fixe et implacable. Aussi, madame, je ne serais pas étonnée que le chagrin profond de la Goualeuse ne fût causé par un remords de ce genre.
– Si cela est, en effet, quel supplice pour elle! Un remords que rien ne peut calmer!
– Heureusement, madame, pour l’honneur de l’espèce humaine, ces remords sont plus fréquents qu’on ne le croit; la conscience vengeresse ne s’endort jamais complètement; ou plutôt, chose étrange! quelquefois on dirait que l’âme veille pendant que le corps est assoupi; c’est une observation que j’ai faite de nouveau cette nuit à propos de ma protégée.
– De la Goualeuse?
– Oui, madame.
– Et comment donc cela?
– Assez souvent, lorsque les prisonnières sont endormies, je vais faire une ronde dans les dortoirs… Vous ne pouvez vous imaginer, madame… combien les physionomies de ces femmes différent d’expression pendant qu’elles dorment. Bon nombre d’entre elles, que j’avais vues le jour insouciantes, moqueuses, effrontées, hardies, me semblaient complètement changées lorsque le sommeil dépouillait leurs traits de toute exagération de cynisme; car le vice, hélas! a son orgueil. Oh! madame, que de tristes révélations sur ces visages alors abattus, mornes et sombres! que de tressaillements! que de soupirs douloureux involontairement arrachés par quelques rêves empreints sans doute d’une inexorable réalité!… Je vous parlais tout à l’heure, madame, de cette fille surnommée la Louve, créature indomptée, indomptable. Il y a quinze jours environ, elle m’injuria brutalement devant toutes les détenues; je haussai les épaules, mon indifférence exaspéra sa rage… Alors, pour me blesser sûrement, elle s’imagina de me dire je ne sais quelles ignobles injures sur ma mère… qu’elle avait souvent vue venir me visiter ici…
– Ah! quelle horreur!…
– Je l’avoue, toute stupide qu’était cette attaque, elle me fit mal… La Louve s’en aperçut et triompha. Ce soir-là, vers minuit, j’allai faire inspection dans les dortoirs; j’arrivai près du lit de la Louve, qui ne devait être mise en cellule que le lendemain matin; je fus frappée, je dirai presque de la douceur de sa physionomie, comparée à l’expression dure et insolente qui lui était habituelle; ses traits semblaient suppliants, pleins de tristesse et de contrition; ses lèvres étaient à demi ouvertes, sa poitrine oppressée; enfin, chose qui me parut incroyable… car je la croyais impossible, deux larmes, deux grosses larmes coulaient des yeux de cette femme au caractère de fer!… Je la contemplais en silence depuis quelques minutes, lorsque je l’entendis prononcer ces mots: «Pardon… pardon!… sa mère!…» J’écoutais plus attentivement, mais tout ce que je pus saisir au milieu d’un murmure presque inintelligible, fut mon nom… Mme Armand… prononcé avec un soupir.