Выбрать главу

– Elle se repentait pendant son sommeil d’avoir injurié votre mère…

– Je l’ai cru… et cela m’a rendue moins sévère. Sans doute, aux yeux de ses compagnes elle avait voulu, par une déplorable vanité, exagérer encore sa grossièreté naturelle; peut-être un bon instinct la faisait se repentir pendant son sommeil.

– Et le lendemain, vous témoigna-t-elle quelque regret de sa conduite passée?

– Aucun; elle se montra, comme toujours, grossière, farouche et emportée. Je vous assure pourtant, madame, que rien ne dispose plus à la pitié que ces observations dont je vous parle. Je me persuade, illusion peut-être! que pendant leur sommeil ces infortunées redeviennent meilleures, ou plutôt redeviennent elles-mêmes, avec tous leurs défauts, il est vrai, mais parfois aussi avec quelques bons instincts non plus dissimulés par une détestable forfanterie de vice. De tout ceci j’ai été amenée à croire que ces créatures sont généralement moins méchantes qu’elles n’affectent de le paraître; agissant d’après cette conviction, j’ai souvent obtenu des résultats impossibles à réaliser si j’avais complètement désespéré d’elles.

Mme d’Harville ne pouvait cacher sa surprise de trouver tant de bon sens, tant de haute raison joints à des sentiments d’humanité si élevés, si pratiques, chez une obscure inspectrice de filles perdues.

– Mon Dieu, madame, reprit Clémence, vous avez une telle manière d’exercer vos tristes fonctions qu’elles doivent être pour vous des plus intéressantes. Que d’observations, que d’études curieuses, mais surtout que de bien vous pouvez, vous devez faire!

– Le bien est très-difficile à obtenir: ces femmes ne restent ici que peu de temps; il est donc difficile d’agir très-efficacement sur elles; il faut se borner à semer… dans l’espoir que quelques-uns de ces bons germes fructifieront un jour… Parfois cet espoir se réalise.

– Mais il vous faut, madame, un grand courage, une grande vertu pour ne pas reculer devant l’ingratitude d’une tâche qui vous donne de si rares satisfactions!

– La conscience de remplir un devoir soutient et encourage; puis quelquefois on est récompensé par d’heureuses découvertes: ce sont çà et là quelques éclaircies dans des cœurs que l’on aurait crus tout d’abord absolument ténébreux.

– Il n’importe; les femmes comme vous doivent être bien rares, madame.

– Non, non, je vous assure; ce que je fais, d’autres le font avec plus de succès et d’intelligence que moi… Une des inspectrices de l’autre quartier de Saint-Lazare, destinée aux prévenues de différents crimes, vous intéresserait bien davantage… Elle me racontait ce matin l’arrivée d’une jeune fille prévenue d’infanticide. Jamais je n’ai rien entendu de plus déchirant… Le père de cette malheureuse, un honnête artisan lapidaire, est devenu fou de douleur en apprenant la honte de sa fille; il paraît que rien n’était plus affreux que la misère de toute cette famille, logée dans une misérable mansarde de la rue du Temple.

– La rue du Temple! s’écria Mme d’Harville étonnée, quel est le nom de cet artisan?

– Sa fille s’appelle Louise Morel…

– C’est bien cela…

– Elle était au service d’un homme respectable, M. Jacques Ferrand, notaire.

– Cette pauvre famille m’avait été recommandée, dit Clémence en rougissant; mais j’étais loin de m’attendre à la voir frappée de ce nouveau coup terrible… Et Louise Morel?

– Se dit innocente: elle jure que son enfant était mort… et il paraît que ces paroles ont l’accent de la vérité. Puisque vous vous intéressez à sa famille, madame la marquise, si vous étiez assez bonne pour daigner la voir, cette marque de votre bonté calmerait son désespoir, qu’on dit effrayant.

– Certainement je la verrai; j’aurai ici deux protégées au lieu d’une… Louise Morel et la Goualeuse… car tout ce que vous me dites de cette pauvre fille me touche à un point extrême… Mais que faut-il faire pour obtenir sa liberté? Ensuite je la placerais, je me chargerais de son avenir…

– Avec les relations que vous devez avoir, madame la marquise, il vous sera très-facile de la faire sortir de prison du jour au lendemain. Cela dépend absolument de la volonté de M. le préfet de police… la recommandation d’une personne considérable serait décisive auprès de lui. Mais me voici bien loin, madame, de l’observation que j’avais faite sur le sommeil de la Goualeuse. Et à ce propos je dois vous avouer que je ne serais pas étonnée qu’au sentiment profondément douloureux de sa première abjection se joignit un autre chagrin… non moins cruel.

– Que voulez-vous dire, madame?

– Peut-être me trompé-je… mais je ne serais pas étonnée que cette jeune fille, sortie par je ne sais quel événement de la dégradation où elle était d’abord plongée, eût éprouvé… éprouvât peut-être un amour honnête… qui fût à la fois son bonheur et son tourment…

– Et pour quelle raison croyez-vous cela?

– Le silence obstiné qu’elle garde sur l’endroit où elle a passé les trois mois qui ont suivi son départ de la Cité me donne à penser qu’elle craint de se faire réclamer par les personnes chez qui peut-être elle avait trouvé un refuge.

– Et pourquoi cette crainte?

– Parce qu’il lui faudrait avouer un passé qu’on ignore sans doute.

– En effet, ses vêtements de paysanne…

– Puis une dernière circonstance est venue renforcer mes soupçons. Hier au soir, en allant faire mon inspection dans le dortoir, je me suis approchée du lit de la Goualeuse; elle dormait profondément; au contraire de ses compagnes, sa figure était calme et sereine; ses grands cheveux blonds, à demi détachés sous sa cornette, tombaient en profusion sur son cou et sur ses épaules. Elle tenait ses deux petites mains jointes et croisées sur son sein, comme si elle se fût endormie en priant… Je contemplais depuis quelques moments avec attendrissement cette angélique figure, lorsqu’à voix basse et avec un accent à la fois respectueux, triste et passionné elle prononça un nom…

– Et ce nom?

Après un moment de silence, Mme Armand reprit gravement:

– Bien que je considère comme sacré ce que l’on peut surprendre pendant le sommeil, vous vous intéressez si généreusement à cette infortunée, madame, que je puis vous confier ce secret… Ce nom était Rodolphe…

– Rodolphe! s’écria Mme d’Harville en songeant au prince. Puis, réfléchissant qu’après tout Son Altesse le grand-duc de Gerolstein ne pouvait avoir aucun rapport avec le Rodolphe de la pauvre Goualeuse, elle dit à l’inspectrice, qui semblait étonnée de son exclamation:

– Ce nom m’a surprise, madame, car, par un hasard singulier… un de mes parents le porte aussi; mais tout ce que vous m’apprenez de la Goualeuse m’intéresse de plus en plus… Ne pourrais-je pas la voir aujourd’hui… tout à l’heure?…

– Si, madame; je vais, si vous le désirez, la chercher… Je pourrai m’informer aussi de Louise Morel, qui est dans l’autre quartier de la prison.

– Je vous en serai très-obligée, madame, répondit Mme d’Harville, qui resta seule.

«C’est singulier, se dit-elle; je ne puis me rendre compte de l’impression étrange que m’a causée ce nom de Rodolphe… En vérité, je suis folle! Entre lui… et une créature pareille, quels rapports peuvent exister? Puis, après un moment de silence, la marquise ajouta: Il avait raison!… combien tout cela m’intéresse!… L’esprit, le cœur s’agrandissent lorsqu’on les applique à de si nobles occupations!… Ainsi qu’il le dit, il semble que l’on participe un peu au pouvoir de la Providence en secourant ceux qui méritent… Et puis, ces excursions dans un monde que nous ne soupçonnons même pas sont si attachantes, si amusantes, comme il se plaît à le dire! Quel roman me donnerait ces émotions touchantes, exciterait à ce point ma curiosité?… Cette pauvre Goualeuse, par exemple, d’après ce qu’on vient de me dire, m’inspire une pitié profonde; je me laisse aveuglément aller à cette commisération, car la surveillante a trop d’expérience pour se tromper à l’égard de notre protégée… Et cette autre infortunée… la fille de l’artisan… que le prince a si généreusement secouru en mon nom! Pauvres gens! leur misère affreuse lui a servi de prétexte pour me sauver… J’ai échappé à la honte, à la mort peut-être… par un mensonge hypocrite: cette tromperie me pèse, mais je l’expierai à force de bienfaisance… cela me sera si facile!… Il est si doux de suivre les nobles conseils de Rodolphe!… C’est encore l’aimer que de lui obéir!… Oh! je le sens avec ivresse… son souffle seul anime et féconde la nouvelle vie qu’il m’a créée pour la consolation de ceux qui souffrent… j’éprouve une adorable jouissance à n’agir que par lui, à n’avoir d’autres idées que les siennes… car je l’aime… oh! oui, je l’aime! et toujours il ignorera cette éternelle passion de ma vie…»