Pendant que Mme d’Harville attend la Goualeuse, nous conduirons le lecteur au milieu des détenues.
VII Mont-Saint-Jean
Deux heures sonnaient à l’horloge de la prison de Saint-Lazare.
Au froid qui régnait depuis quelques jours avait succédé une température douce, tiède, presque printanière; les rayons du soleil se reflétaient dans l’eau d’un grand bassin carré, à margelles de pierre, situé au milieu d’une cour plantée d’arbres et entourée de hautes murailles noirâtres, percées de nombreuses fenêtres grillées; des bancs de bois étaient scellés çà et là dans cette vaste enceinte pavée, qui servait de promenade aux détenues.
Le tintement d’une cloche annonçant l’heure de la récréation, les prisonnières débouchèrent en tumulte par une porte épaisse et guichetée qu’on leur ouvrit.
Ces femmes, uniformément vêtues, portaient des cornettes noires et de longs sarraus d’étoffe de laine bleue, serrés par une ceinture à boucle de fer. Elles étaient là deux cents prostituées, condamnées pour contraventions aux ordonnances particulières qui les régissent et les mettent en dehors de la loi commune.
Au premier abord, leur aspect n’avait rien de particulier; mais, en les observant plus attentivement, on reconnaissait sur presque toutes ces physionomies les stigmates presque ineffaçables du vice et surtout de l’abrutissement qu’engendrent l’ignorance et la misère.
À l’aspect de ces rassemblements de créatures perdues, on ne peut s’empêcher de songer avec tristesse que beaucoup d’entre elles ont été pures et honnêtes au moins pendant quelque temps. Nous faisons cette restriction, parce qu’un grand nombre ont été viciées, corrompues, dépravées, non pas seulement dès leur jeunesse, mais dès leur plus tendre enfance… mais dès leur naissance, si cela se peut dire, ainsi qu’on le verra plus tard…
On se demande donc avec une curiosité douloureuse quel enchaînement de causes funestes a pu amener là celles de ces misérables qui ont connu la pudeur et la chasteté.
Tant de pentes diverses inclinent à cet égout!…
C’est rarement la passion de la débauche pour la débauche, mais le délaissement, mais le mauvais exemple, mais l’éducation perverse, mais surtout la faim, qui conduisent tant de malheureuses à l’infamie; car les classes pauvres payent seules à la civilisation cet impôt de l’âme et du corps.
Lorsque les détenues se précipitèrent en courant et en criant dans le préau, il était facile de voir que la seule joie de sortir de leurs ateliers ne les rendait pas si bruyantes. Après avoir fait irruption par l’unique porte qui conduisait à la cour, cette foule s’écarta et fit cercle autour d’un être informe, qu’on accablait de huées.
C’était une petite femme de trente-six à quarante ans, courte, ramassée, contrefaite, ayant le cou enfoncé entre des épaules inégales. On lui avait arraché sa cornette; et ses cheveux, d’un blond ou plutôt d’un jaune blafard, hérissés, emmêlés, nuancés de gris, retombaient sur son front bas et stupide. Elle était vêtue d’un sarrau bleu comme les autres prisonnières et portait sous son bras droit un petit paquet enveloppé d’un mauvais mouchoir à carreaux, troué. Elle tâchait, avec son coude gauche, de parer les coups qu’on lui portait.
Rien de plus tristement grotesque que les traits de cette malheureuse: c’était une ridicule et hideuse figure, allongée en museau, ridée, tannée, sordide, d’une couleur terreuse, percée de deux narines et de deux petits yeux rouges bridés et éraillés; tour à tour colère ou suppliante, elle grondait, elle implorait, mais on riait encore plus de ses plaintes que de ses menaces.
Cette femme était le jouet des détenues.
Une chose aurait dû pourtant la garantir de ces mauvais traitements… elle était grosse.
Mais sa laideur, son imbécillité et l’habitude qu’on avait de la regarder comme une victime vouée à l’amusement général, rendaient ses persécutrices implacables malgré leur respect ordinaire pour la maternité.
Parmi les ennemies les plus acharnées de Mont-Saint-Jean (c’était le nom du souffre-douleur), on remarquait la Louve.
La Louve était une grande fille de vingt ans, leste, virilement découplée, et d’une figure assez régulière; ses rudes cheveux noirs se nuançaient de reflets roux; l’ardeur du sang couperosait son teint; un duvet brun ombrageait ses lèvres charnues; ses sourcils châtains, épais et drus, se rejoignaient entre eux, au-dessus de ses grands yeux fauves; quelque chose de violent, de farouche, de bestial, dans l’expression de la physionomie de cette femme; une sorte de rictus habituel, qui, retroussant surtout sa lèvre supérieure lors de ses accès de colère, laissait voir ses dents blanches et écartées, expliquait son surnom de la Louve.
Néanmoins, on lisait sur ce visage plus d’audace et d’insolence que de cruauté; en un mot, on comprenait que, plutôt viciée que foncièrement mauvaise, cette femme fût encore susceptible de quelques bons mouvements, ainsi que l’inspectrice venait de le raconter à Mme d’Harville.
– Mon Dieu! Mon Dieu! qu’est-ce que je vous ai donc fait? criait Mont-Saint-Jean en se débattant au milieu de ses compagnes. Pourquoi vous acharnez-vous après moi?…
– Parce que ça nous amuse.
– Parce que tu n’es bonne qu’à être tourmentée…
– C’est ton état.
– Regarde-toi… tu verras, que tu n’as pas le droit de te plaindre…
– Mais vous savez bien que je ne me plains qu’à la fin… je souffre tant que je peux.
– Eh bien! nous te laisserons tranquille si tu nous dis pourquoi tu t’appelles Mont-Saint-Jean.
– Oui, oui, raconte-nous ça.
– Eh! Je vous l’ai dit cent fois, c’est un ancien soldat que j’ai aimé dans les temps, et qu’on appelait ainsi parce qu’il avait été blessé à la bataille de Mont-Saint-Jean… J’ai gardé son nom, là… Maintenant êtes-vous contentes? Quand vous me ferez répéter toujours la même chose?