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– Je suis fâchée de vous avoir peut-être attristée, la Louve… mais je ne me souviens pas de vous avoir dit…

– Eh! mon Dieu, s’écria la Louve en interrompant sa compagne avec une impatience courroucée, ce que vous faites est quelquefois aussi émouvant que ce que vous dites!… Vous êtes si maligne!…

– Ne vous fâchez pas, la Louve… expliquez-vous…

– Hier, dans l’atelier de travail, je vous voyais bien… vous aviez la tête et les yeux baissés sur l’ouvrage que vous cousiez; une grosse larme est tombée sur votre main… Vous l’avez regardée pendant une minute… et puis vous avez porté votre main à vos lèvres, comme pour la baiser et l’essuyer, cette larme; est-ce vrai?

– C’est vrai, dit la Goualeuse en rougissant.

– Ça n’a l’air de rien… mais dans cet instant-là vous aviez l’air si malheureux, si malheureux, que je me suis sentie tout écœurée, toute sens dessus dessous… Dites donc, est-ce que vous croyez que c’est amusant? Comment! j’ai toujours été dure comme roc pour ce qui me touche… personne ne peut se vanter de m’avoir vue pleurer… et il faut qu’en regardant seulement votre petite frimousse je me sente des lâchetés plein le cœur!… Oui, car tout ça c’est des pures lâchetés; et la preuve, c’est que depuis trois jours je n’ai pas osé écrire à Martial, mon amant, tant j’ai une mauvaise conscience… Oui, votre fréquentation m’affadit le caractère, il faut que ça finisse… j’en ai assez; ça tournerait mal… je m’entends… Je veux rester comme je suis… et ne pas me faire moquer de moi…

– Et pourquoi se moquerait-on de vous?

– Pardieu! parce qu’on me verrait faire la bonne et la bête, moi qui faisais trembler tout le monde ici! Non, non; j’ai vingt ans, je suis aussi belle que vous dans mon genre, je suis méchante… on me craint, c’est ce que je veux… Je me moque du reste… Crève qui dit le contraire!

– Vous êtes fâchée contre moi, la Louve?

– Oui, vous êtes pour moi une mauvaise connaissance; si ça continuait, dans quinze jours, au lieu de m’appeler la Louve, on m’appellerait… la Brebis. Merci!… ça n’est pas moi qu’on châtrera jamais comme ça… Martial me tuerait… Finalement, je ne veux plus vous fréquenter; pour me séparer tout à fait de vous, je vais demander à être changée de salle; si on me refuse, je ferai un mauvais coup pour me remettre en haleine et pour qu’on m’envoie au cachot jusqu’à ma sortie… Voilà ce que j’avais à vous dire, la Goualeuse.

Fleur-de-Marie comprit que sa compagne, dont le cœur n’était pas complètement vicié, se débattait, pour ainsi dire, contre de meilleures tendances. Sans doute, ces vagues aspirations vers le bien avaient été éveillées chez la Louve par la sympathie, par l’intérêt involontaire que lui inspirait Fleur-de-Marie. Heureusement pour l’humanité, de rares mais éclatants exemples prouvent, nous le répétons, qu’il est des âmes d’élite, douées, presque à leur insu, d’une telle puissance d’attraction qu’elles forcent les êtres les plus réfractaires à entrer dans leur sphère et à tendre plus ou moins à s’assimiler à elles.

Les résultats prodigieux de certaines missions, de certains apostolats, ne s’expliquent pas autrement…

Dans un cercle infiniment borné, telle était la nature des rapports de Fleur-de-Marie et de la Louve; mais celle-ci, par une contradiction singulière, ou plutôt par une conséquence de son caractère intraitable et pervers, se défendait de tout son pouvoir contre la salutaire influence qui la gagnait… de même que les caractères honnêtes luttent énergiquement contre les influences mauvaises.

Si l’on songe que le vice a souvent un orgueil infernal, l’on ne s’étonnera pas de voir la Louve faire tous ses efforts pour conserver sa réputation de créature indomptable et redoutée, et pour ne pas devenir de louve… brebis, ainsi qu’elle disait.

Pourtant ces hésitations, ces colères, ces combats, mêlés çà et là de quelques élans généreux, révélaient chez cette malheureuse des symptômes trop favorables et trop significatifs pour que Fleur-de-Marie abandonnât l’espoir qu’elle avait un moment conçu.

Oui, pressentant que la Louve n’était pas absolument perdue, elle aurait voulu la sauver comme on l’avait sauvée elle-même.

«La meilleure manière de prouver ma reconnaissance à mon bienfaiteur, pensait la Goualeuse, c’est de donner à d’autres, qui peuvent encore les entendre, les nobles conseils qu’il m’a donnés.»

Prenant timidement la main de sa compagne, qui la regardait avec une sombre défiance, Fleur-de-Marie lui dit:

– Je vous assure, la Louve… que vous vous intéressez à moi… non pas parce que vous êtes lâche, mais parce que vous êtes généreuse. Les braves cœurs sont les seuls qui s’attendrissent sur le malheur des autres.

– Il n’y a ni générosité ni courage là-dedans, dit brutalement la Louve; c’est de la lâcheté… D’ailleurs, je ne veux pas que vous me disiez que je me suis attendrie… ça n’est pas vrai…

– Je ne le dirai plus, la Louve; mais puisque vous m’avez témoigné de l’intérêt… vous me laisserez vous en être reconnaissante, n’est-ce pas?

– Je m’en moque pas mal!… Ce soir, je serai dans une autre salle que vous… ou seule au cachot, et bientôt je serai dehors, Dieu merci!

– Et où irez-vous en sortant d’ici?

– Tiens!… chez moi, donc, rue Pierre-Lescot. Je suis dans mes meubles.

– Et Martial… dit la Goualeuse, qui espérait continuer l’entretien en parlant à la Louve d’un objet intéressant pour elle, et Martial, vous serez bien contente de le revoir?

– Oui… oh, oui!… répondit-elle avec un accent passionné. Quand j’ai été arrêtée, il relevait de maladie… une fièvre qu’il avait eue parce qu’il demeure toujours sur l’eau… Pendant dix-sept jours et dix-sept nuits, je ne l’ai pas quitté d’une minute, j’ai vendu la moitié de mon bazar pour payer le médecin, les drogues, tout… Je peux m’en vanter, et je m’en vante… si mon homme vit, c’est à moi qu’il le doit… J’ai encore hier fait brûler un cierge pour lui… C’est des bêtises… mais c’est égal, on a vu quelquefois de très-bons effets de ça pour la convalescence…

– Et où est-il maintenant? Que fait-il?

– Il demeure toujours près du pont d’Asnières, sur le bord de l’eau.

– Sur le bord de l’eau?

– Oui, il est établi là, avec sa famille, dans une maison isolée. Il est toujours en guerre avec les gardes-pêche, et une fois qu’il est dans son bateau, avec son fusil à deux coups, il ne ferait pas bon l’approcher, allez! dit orgueilleusement la Louve.

– Quel est donc son état?

– Il pêche en fraude, la nuit; et puis, comme il est brave comme un lion, quand un poltron veut faire chercher querelle à un autre, il s’en charge, lui… Son père a eu des malheurs avec la justice. Il a encore sa mère, deux sœurs et un frère… Autant vaudrait pour lui… ne pas l’avoir, ce frère-là, car c’est un scélérat qui se fera guillotiner un jour ou l’autre… ses sœurs aussi… Enfin, n’importe, c’est à eux leur cou.

– Et où l’avez-vous connu, Martial?

– À Paris. Il avait voulu apprendre l’état de serrurier… un bel état, toujours du fer rouge et du feu autour de soi… du danger, quoi!… ça lui convenait; mais, comme moi, il avait mauvaise tête, ça n’a pas pu marcher avec ses bourgeois; alors il s’en est retourné auprès de ses parents, et il s’est mis à marauder sur la rivière. Il vient me voir à Paris, et moi, dans le jour, je vais le voir à Asnières: c’est tout près: ça serait plus loin que j’irais tout de même, quand ça serait sur les genoux et sur les mains.