– Et pour vous… qu’a-t-il fait?
– Il m’a traitée en enfant malade; j’étais, comme vous, plongée dans un air corrompu, il m’a envoyé respirer un air salubre et vivifiant; je vivais aussi parmi des êtres hideux et criminels, il m’a confiée à des êtres faits à son image… qui ont épuré mon âme, élevé mon esprit… car, comme Dieu encore, à tous ceux qui l’aiment et le respectent, il donne une étincelle de sa céleste intelligence… Oui, si mes paroles vous émeuvent, la Louve, si mes larmes font couler vos larmes, c’est que son esprit et sa pensée m’inspirent! Si je vous parle de l’avenir plus heureux que vous obtiendrez par le repentir, c’est que je puis vous promettre cet avenir en son nom quoiqu’il ignore à cette heure l’engagement que je prends! Enfin, si je vous dis: «Espérez!…» c’est qu’il entend toujours la voix de ceux qui veulent devenir meilleurs… car Dieu l’a envoyé sur terre pour faire croire à la Providence…
En parlant ainsi, la physionomie de Fleur-de-Marie devint radieuse, inspirée; ses joues pâles se colorèrent un moment d’un léger incarnat, ses beaux yeux brillèrent doucement; elle rayonnait alors d’une beauté si noble, si touchante, que la Louve, déjà profondément émue de cet entretien, contempla sa compagne avec une respectueuse admiration et s’écria:
– Mon Dieu!… où suis-je? Est-ce que je rêve? Je n’ai jamais rien entendu, rien vu de pareil… ça n’est pas possible!… Mais qui êtes-vous donc aussi? Oh! je disais bien que vous étiez tout autre que nous!… Mais alors, vous qui parlez si bien… vous qui pouvez tant, vous qui connaissez des gens si puissants… comment se fait-il que vous soyez ici… prisonnière avec nous?… Mais… mais… c’est donc pour nous tenter!!! Vous êtes donc pour le bien… comme le démon pour le mal?
Fleur-de-Marie allait répondre, lorsque Mme Armand vint l’interrompre et la chercher pour la conduire auprès de Mme d’Harville.
La Louve restait frappée de stupeur; l’inspectrice lui dit:
– Je vois avec plaisir que la présence de la Goualeuse dans la prison vous a porté bonheur à vous et à vos compagnes… Je sais que vous avez fait une quête pour cette pauvre Mont-Saint-Jean; cela est bien… cela est charitable, la Louve. Cela vous sera compté… J’étais bien sûre que vous valiez mieux que vous ne vouliez le paraître… En récompense de votre bonne action, je crois pouvoir vous promettre qu’on fera abréger de beaucoup les jours de prison qui vous restent à subir.
Et Mme Armand s’éloigna, suivie de Fleur-de-Marie.
L’on ne s’étonnera pas du langage presque éloquent de Fleur-de-Marie en songeant que cette nature, si merveilleusement douée, s’était rapidement développée, grâce à l’éducation et aux enseignements qu’elle avait reçus à la ferme de Bouqueval.
Puis la jeune fille était surtout forte de son expérience.
Les sentiments qu’elle avait éveillés dans le cœur de la Louve avaient été éveillés en elle par Rodolphe, lors de circonstances à peu près semblables.
Croyant reconnaître quelques bons instincts chez sa compagne, elle avait tâché de la ramener à l’honnêteté en lui prouvant (selon la théorie de Rodolphe appliquée à la ferme de Bouqueval) qu’il était de son intérêt de devenir honnête, et en lui montrant sa réhabilitation sous de riantes et attrayantes couleurs…
Et, à ce propos, répétons que l’on procède d’une manière incomplète et, ce nous semble, inintelligente et inefficace, pour inspirer aux classes pauvres et ignorantes l’horreur du mal et l’amour du bien.
Afin de les détourner de la voie mauvaise, incessamment on les menace des vengeances divines et humaines; incessamment on fait bruire à leurs oreilles un cliquetis sinistre: clefs de prison, carcans de fer, chaînes de bagne; et enfin au loin, dans une pénombre effrayante, à l’extrême horizon du crime, on leur montre le coupe-tête du bourreau, étincelant aux lueurs des flammes éternelles…
On le voit, la part de l’intimidation est incessante, formidable, terrible…
À qui fait le mal… captivité, infamie, supplice…
Cela est juste; mais à qui fait le bien, la société décerne-t-elle dons honorables, distinctions glorieuses?
Non.
Par des bienfaisantes rémunérations, la société encourage-t-elle à la résignation, à l’ordre, à la probité, cette masse immense d’artisans voués à tout jamais au travail, aux privations, et presque toujours à une misère profonde?
Non.
En regard de l’échafaud où monte le grand coupable, est-il un pavois où monte le grand homme de bien?
Non.
Étrange, fatal symbole! On représente la justice aveugle, portant d’une main un glaive pour punir, de l’autre des balances où se pèsent l’accusation et la défense.
Ceci n’est pas l’image de la justice.
C’est l’image de la loi, ou plutôt de l’homme qui condamne ou absout selon sa conscience.
La JUSTICE tiendrait d’une main une épée, de l’autre une couronne; l’une pour frapper les méchants, l’autre pour récompenser les bons.
Le peuple verrait alors que, s’il est de terribles châtiments pour le mal, il est d’éclatants triomphes pour le bien; tandis qu’à cette heure, dans son naïf et rude bon sens, il cherche en vain le pendant des tribunaux, des geôles, des galères et des échafauds.
Le peuple voit bien une justice criminelle (sic), composée d’hommes fermes, intègres, éclairés, toujours occupés à rechercher, à découvrir, à punir des scélérats.
Il ne voit pas de justice vertueuse [1], composée d’hommes fermes, intègres, éclairés, toujours occupés à rechercher, à récompenser les gens de bien.
Tout lui dit: «Tremble!…»
Rien ne lui dit: «Espère!…»
Tout le menace…
Rien ne le console.
L’État dépense annuellement beaucoup de millions pour la stérile punition des crimes. Avec cette somme énorme, il entretient prisonniers et geôliers, galériens et argousins, échafauds et bourreaux.
Cela est nécessaire, soit.
Mais combien dépense l’État pour la rémunération si salutaire, si féconde, des gens de bien?
Rien.
Et ce n’est pas tout.
Ainsi que nous le démontrerons lorsque le cours de ce récit nous conduira aux prisons d’hommes, combien d’artisans d’une irréprochable probité seraient au comble de leurs vœux s’ils étaient certains de jouir un jour de la condition matérielle des prisonniers, toujours assurés d’une bonne nourriture, d’un bon lit, d’un bon gîte!
Et pourtant, au nom de leur dignité d’honnêtes gens rudement et longuement éprouvée, n’ont-ils pas le droit de prétendre à jouir du même bien-être que les scélérats, ceux-là qui, comme Morel le lapidaire, auraient pendant vingt ans vécu laborieux, probes, résignés, au milieu de la misère et des tentations?
Ceux-là ne méritent-ils pas assez de la société pour qu’elle se donne la peine de les chercher et, sinon de les récompenser, à la glorification de l’humanité, du moins de les soutenir dans la voie pénible et difficile qu’ils parcourent vaillamment?
Le grand homme de bien, si modeste qu’il soit, se cache-t-il donc plus obscurément que le voleur ou l’assassin?… Et ceux-ci ne sont-ils pas toujours découverts par la justice criminelle?