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Alfred secoua négativement la tête sans dire un mot, et en faisant signe à sa femme d’éloigner de lui cette image détestée.

– A-t-on vu un effronté pareil!… Ça n’est pas tout… il y a écrit au bas, en lettres rouges: Cabrion à son bon ami Pipelet, pour la vie, dit la portière en examinant le carton à la lumière.

– «Son bon ami… pour la vie!…» murmura Alfred.

Et il leva les mains au ciel comme pour le prendre à témoin de cette nouvelle et outrageante ironie.

– Mais à propos, comment ça se fait-il? dit Anastasie, ce portrait n’y était pas ce matin quand j’ai fait le lit, bien sûr… tu avais tout à l’heure emporté la clef de la loge avec toi, personne n’a donc pu y entrer pendant ton absence. Comment donc, encore une fois, ce portrait se trouve-t-il ici?… Ah çà! est-ce que par hasard ce serait toi qui l’aurais mis là, vieux chéri?

À cette monstrueuse hypothèse, Alfred bondit sur son siège; il ouvrit des yeux furieux, menaçants.

– Moi… moi, accrocher dans mon alcôve le portrait de cet être malfaisant qui, non content de me persécuter de son odieuse présence, me poursuit encore la nuit en rêve, le jour en peinture! Mais vous voulez donc me rendre fou, Anastasie… fou à lier?…

– Eh bien! après? Quand pour avoir la paix, tu te serais raccommodé… avec Cabrion pendant mon absence… où serait le grand mal?

– Moi… raccommodé avec… Ô mon Dieu! vous l’entendez!…

– Et alors… il t’aurait donné son portrait… en gage de bonne amitié… Si ça est, ne t’en défends pas…

– Anastasie!…

– Si ça est, il faut convenir que tu es capricieux comme une jolie femme.

– Mon épouse!

– Mais, enfin, il faut bien que ça soit toi qui aies accroché ce portrait?

– Moi!… Ô mon Dieu! mon Dieu!…

– Mais… qui est-ce, alors?

– Vous, madame…

– Moi!…

– Oui! s’écria M. Pipelet avec égarement, c’est vous, j’ai besoin de croire que c’est vous. Ce matin, ayant le dos tourné au lit, je ne me serai aperçu de rien.

– Mais… vieux chéri…

– Je vous dis qu’il faut que ça soit vous… sinon je croirai que c’est le diable… puisque je n’ai pas quitté la loge, et que lorsque je suis monté en haut pour répondre à l’appel de l’organe mâle j’avais la clef. La porte était bien fermée, c’est vous qui l’avez ouverte… Niez cela?

– C’est ma foi, vrai!

– Vous avouez donc?

– J’avoue que je n’y comprends rien… C’est une farce, et elle est joliment faite… faut être juste.

– Une farce! s’écria M. Pipelet, emporté par une indignation délirante. Ah! vous y voilà encore, une farce! Je vous dis, moi, que tout cela cache quelque trame abominable… il y a quelque chose là-dessous. C’est un coup monté… un complot. On dissimule l’abîme sous des fleurs, on tente de m’étourdir pour m’empêcher de voir le précipice où l’on veut me plonger… Il ne me reste plus qu’à me mettre sous la protection des lois… Heureusement, Dieu protège la France.

Et M. Pipelet se dirigea vers la porte.

– Où vas-tu donc, vieux chéri?

– Chez M. le commissaire… déposer ma plainte et ce portrait, comme preuve des persécutions dont on m’accable.

– Mais de quoi te plaindras-tu?

– De quoi je me plaindrai? Comment! mon ennemi le plus acharné trouvera moyen par des procédés frauduleux… de me forcer à avoir son portrait chez moi, jusque dans mon lit nuptial, et les magistrats ne me prendront pas sous leur égide?… Donnez-moi ce portrait, Anastasie… donnez-le-moi… pas du côté de la peinture… cette vue me révolte! Le traître ne pourra pas nier… il y a de sa main: Cabrion à son bon ami Pipelet, pour la vie… Pour la vie!… Oui, c’est bien cela… C’est pour avoir ma vie sans doute qu’il me poursuit… et il finira par l’avoir… Je vais vivre dans des alarmes continuelles; je croirai que cet être infernal est là, toujours là! sous le plancher, dans la muraille, au plafond! la nuit, qu’il me regarde dormir aux bras de mon épouse… le jour, qu’il est debout derrière moi, toujours avec son sourire satanique… Et qui me dit qu’en ce moment même il n’est pas ici… tapi quelque part, tapi comme un insecte venimeux? Voyons? y es-tu, monstre? Y es-tu?… s’écria M. Pipelet en accompagnant cette imprécation furibonde d’un mouvement de tête circulaire, comme s’il eût voulu interroger du regard toutes les parties de la loge.

– J’y suis, bon ami! dit affectueusement la voix bien connue de Cabrion.

Ces paroles semblaient sortir du fond de l’alcôve, grâce à un simple effet de ventriloquie; car l’infernal rapin se tenait en dehors de la porte de la loge, jouissant des moindres détails de cette scène. Pourtant, après avoir prononcé ces derniers mots, il s’esquiva prudemment, non sans laisser, ainsi qu’on le verra plus tard, un nouveau sujet de colère, d’étonnement et de méditation à sa victime.

Mme Pipelet, toujours courageuse et sceptique, visita le dessous du lit, les derniers recoins de la loge sans rien découvrir, explora l’allée sans être plus heureuse dans ses recherches, pendant que M. Pipelet, atterré par ce dernier coup, était retombé assis sur sa chaise, dans un état d’accablement désespéré.

– Ça n’est rien, Alfred, dit Anastasie, qui se montrait toujours très-esprit fort, le gredin était caché près de la porte, et, pendant que nous cherchions d’un côté, il se sera sauvé de l’autre. Patience! je l’attraperai un jour, et alors… gare à lui! il mangera mon manche à balai!

La porte s’ouvrit, et Mme Séraphin, femme de charge du notaire Jacques Ferrand, entra dans la loge.

– Bonjour, madame Séraphin, dit Mme Pipelet, qui, voulant cacher à une étrangère ses chagrins domestiques, prit tout à coup un air gracieux et avenant; qu’est-ce qu’il y a pour votre service?

– D’abord, dites-moi donc ce que c’est que votre nouvelle enseigne?

– Notre nouvelle enseigne?

– Le petit écriteau…

– Un petit écriteau?

– Oui, noir, avec des lettres rouges, qui est accroché au-dessus de la porte de votre allée.

– Comment! Dans la rue?…

– Mais oui, dans la rue, juste au-dessus de votre porte.

– Ma chère madame Séraphin, je donne ma langue aux chiens, je n’y comprends rien du tout; et toi, vieux chéri?

Alfred resta muet.

– Au fait, c’est M. Pipelet que ça regarde, dit Mme Séraphin; il va m’expliquer ça, lui.

Alfred poussa une sorte de gémissement sourd, inarticulé, en agitant son chapeau tromblon.

Cette pantomime signifiait qu’Alfred se reconnaissait incapable de rien expliquer aux autres, étant suffisamment préoccupé d’une infinité de problèmes plus insolubles les uns que les autres.

– Ne faites pas attention, madame Séraphin, reprit Anastasie. Ce pauvre Alfred a sa crampe au pylore, ça le rend tout chose… Mais qu’est-ce que c’est donc que cet écriteau dont vous parlez… peut-être celui du rogomiste d’à côté?