– Mais non, mais non; je vous dis que c’est un petit écriteau accroché tout juste au-dessus de votre porte.
– Allons, vous voulez rire…
– Pas du tout, je viens de le voir en entrant; il y a dessus écrit en grosses lettres: PIPELET ET CABRION FONT COMMERCE D’AMITIÉ ET AUTRES. S’adresser au portier.
– Ah! mon Dieu!… il y a cela écrit au-dessus de notre porte! Entends-tu, Alfred?
M. Pipelet regarda Mme Séraphin d’un air égaré; il ne comprenait pas, il ne voulait pas comprendre.
– Il y a cela… dans la rue… sur un écriteau? reprit Mme Pipelet, confondue de cette nouvelle audace.
– Oui, puisque je viens de le lire. Alors je me suis dit: «Quelle drôle de chose! M. Pipelet est cordonnier, de son état, et il apprend aux passants par une affiche qu’il fait «commerce d’amitié» avec un M. Cabrion… Qu’est-ce que cela signifie?… Il y a quelque chose là-dessous… ça n’est pas clair. Mais comme il y a sur l’écriteau: «Adressez-vous au portier», Mme Pipelet va m’expliquer cela.» Mais regardez donc, s’écria tout à coup Mme Séraphin en s’interrompant, votre mari a l’air de se trouver mal… prenez donc garde! Il va tomber à la renverse!…
Mme Pipelet reçut Alfred dans ses bras, à demi pâmé. Ce dernier coup avait été trop violent; l’homme au chapeau tromblon perdit à peu près connaissance en murmurant ces mots:
– Le malheureux! il m’a publiquement affiché!!
– Je vous le disais, madame Séraphin, Alfred a sa crampe au pylore, sans compter un polisson déchaîné qui le mine à coups d’épingle… Ce pauvre vieux chéri n’y résistera pas! Heureusement, j’ai là une goutte d’absinthe, ça va peut-être le remettre sur ses pattes…
En effet, grâce au remède infaillible de Mme Pipelet, Alfred reprit peu à peu ses sens; mais, hélas! à peine renaissait-il à la vie qu’il fut soumis à une nouvelle et cruelle épreuve.
Un personnage d’un âge mûr, honnêtement vêtu et d’une physionomie si candide, ou plutôt si niaise qu’on ne pouvait supposer la moindre arrière-pensée ironique à ce type du gobe-mouche parisien, ouvrit la partie mobile et vitrée de la porte et dit d’un air singulièrement intrigué:
– Je viens de voir écrit sur un écriteau placé au-dessus de cette allée: «Pipelet et Cabrion font commerce d’amitié et autres. Adressez-vous au portier.» Pourriez-vous, s’il vous plaît, me faire l’honneur de m’enseigner ce que cela veut dire, vous qui êtes le portier de la maison?
– Ce que cela veut dire!… s’écria M. Pipelet d’une voix tonnante, en donnant enfin cours à ses ressentiments si longtemps comprimés, cela veut dire que M. Cabrion est un infâme imposteur, môssieur!…
Le gobe-mouche, à cette explosion soudaine et furieuse, recula d’un pas.
Alfred, exaspéré, le regard flamboyant, le visage pourpre, avait le corps à demi sorti de sa loge et appuyait ses deux mains crispées au panneau inférieur de la porte, pendant que les figures de Mme Séraphin et d’Anastasie se dessinaient vaguement sur le second plan, dans la demi-obscurité de la loge.
– Apprenez, môssieur! cria M. Pipelet, que je n’ai aucun commerce avec ce gueux de Cabrion, et celui d’amitié encore moins que tout autre!
– C’est vrai… et il faut que vous soyez depuis bien longtemps en bocal, vieux cornichon que vous êtes, pour venir faire une telle demande! s’écria aigrement la Pipelet, en montrant sa mine hargneuse au-dessus de l’épaule de son mari.
– Madame, dit sentencieusement le gobe-mouche en reculant d’un autre pas, les affiches sont faites pour être lues. Vous affichez, je lis, je suis dans mon droit, et vous n’êtes pas dans le vôtre en me disant une grossièreté!
– Grossièreté vous-même… grigou! riposta Anastasie en montrant les dents.
– Vous êtes une manante!
– Alfred, ton tire-pied, que je prenne mesure de son museau… pour lui apprendre à venir faire le farceur à son âge… vieux paltoquet!
– Des injures, quand on vient vous demander les renseignements que vous indiquez sur votre affiche! Ça ne se passera pas comme ça, madame!
– Mais, môssieur…, s’écria le malheureux portier.
– Mais, monsieur, reprit le gobe-mouche exaspéré, faites amitié tant qu’il vous plaira avec votre M. Cabrion; mais, corbleu! ne l’affichez pas en grosses lettres au nez des passants! Sur ce, je me vois dans l’obligation de vous prévenir que vous êtes un fier malotru, et que je vais déposer ma plainte chez le commissaire.
Et le gobe-mouche s’en alla courroucé.
– Anastasie, dit Pipelet d’une voix dolente, je n’y survivrai pas, je le sens, je suis frappé à mort… je n’ai pas l’espoir de lui échapper. Tu le vois, mon nom est publiquement accolé à celui de ce misérable. Il ose afficher que je fais commerce d’amitié avec lui, et le public le croit; j’en informe… je le dis… je le communique… c’est monstrueux… c’est énorme, c’est une idée infernale; mais il faut que ça finisse… la mesure est comblée… il faut que lui ou moi succombions dans cette lutte!
Et, surmontant son apathie habituelle, M. Pipelet, déterminé à une vigoureuse résolution, saisit le portrait de Cabrion et s’élança vers la porte.
– Où vas-tu, Alfred?
– Chez le commissaire. Je vais enlever en même temps cet infâme écriteau; alors, cet écriteau et ce portrait à la main, je crierai au commissaire: Défendez-moi! Vengez-moi! Délivrez-moi de Cabrion!
– Bien dit, vieux chéri; remue-toi, secoue-toi; si tu ne peux pas enlever l’écriteau, dis au rogomiste de t’aider et de te prêter sa petite échelle. Gueux de Cabrion! Oh! si je le tenais et si je le pouvais, je le mettrais frire dans ma poêle, tant je voudrais le voir souffrir. Oui, il y a des gens que l’on guillotine qui ne l’ont pas autant mérité que lui. Le gredin! je voudrais le voir en Grève, le scélérat!
Alfred fit preuve dans cette circonstance d’une longanimité sublime. Malgré ses terribles griefs contre Cabrion, il eut encore la générosité de manifester quelques sentiments pitoyables à l’égard du rapin.
– Non, dit-il, non, quand même je le pourrais, je ne demanderais pas sa tête!
– Moi, si… si… si, tant pis. Et allez donc! s’écria la féroce Anastasie.
– Non, reprit Alfred, je n’aime pas le sang, mais j’ai le droit de réclamer la réclusion perpétuelle de cet être malfaisant; mon repos l’exige, ma santé me le commande… la loi doit m’accorder cette réparation… sinon, je quitte la France… ma belle France! Voilà ce qu’on y gagnera.
Et Alfred, abîmé dans sa douleur, sortit majestueusement de sa loge, comme une de ces imposantes victimes de la fatalité antique.
XII Cecily
Avant de faire assister le lecteur à l’entretien de Mme Séraphin et de Mme Pipelet, nous le préviendrons qu’Anastasie, sans suspecter le moins du monde la vertu et la dévotion du notaire, blâmait extrêmement la sévérité qu’il avait déployée à l’égard de Louise Morel et de Germain. Naturellement la portière enveloppait Mme Séraphin dans la même réprobation; mais, en habile politique, Mme Pipelet, pour des raisons que nous dirons plus bas, dissimulait son éloignement pour la femme de charge sous l’accueil le plus cordial.